Le dégel, un soir de mars, Arthabaska, 1913, de Marc-Aurèle Suzor-Coté. |
Quand le soleil d'avril, retrouvant son ardeur,
Glisse ses rayons d'or sur l'immense blancheur
Du disque bien-aimé que la voûte céleste
Décrit sur les confins de notre sol agreste ;
Quand la blonde lumière, entre le bleu du ciel
Et le manteau tout blanc du vieux sol paternel,
Épanche avec chaleur son âme généreuse
Et verse ses rayons sur la terre frileuse,
Aussitôt l'air perçant et rempli de froideur
S'échauffe par degrés et reprend sa douceur.
Sur la neige sans tache au front de ses grands voiles,
Le soleil fait briller de petites étoiles.
Des reflets cristallins, des jets de diamants,
Palpitent de bonheur au baiser de l'amant.
Les atomes de neige, aux touches de la flamme,
Nous paraissent revivre et s'animer d'une âme.
Bientôt les grumeaux blancs, sous l'action du feu,
Perdent de leur rigueur, s'amollissent un peu.
Cette couche si froide, entassée, très solide,
Se dissout lentement, puis devient tout humide
En recueillant les pleurs qu'on voit d'abord perler
Sous le rayon brillant qui les force à couler.
Mais après quelques jours, tous les flots de ces larmes,
Par le travail constant de leurs mouvements calmes,
Forment, dans la blancheur, de gracieux ronds bleus
Qui paraissent de loin semblables à des yeux.
Les arbres, réveillés, secouent leur blanche hermine
Aux souffles du printemps qui s'avance et chemine.
La couche de verglas, qui forme des glaçons,
Découvre les vieux toits de nos bonnes maisons.
Là-bas, dans la forêt, la sève de l'érable
Compose goutte à goutte un sucre délectable,
Pendant que les ronds bleus deviennent des étangs
Qui retiennent captifs les nombreux habitants.
Bientôt, c'est une mer où la neige fondue
N'offre plus la beauté de sa blancheur perdue.
Mais en retour, le flot gracieux et rythmé
Honore de son chant le printemps bien-aimé,
Tandis que le regard va sur les eaux limpides
Qui transforment nos prés en des plaines liquides.
Soudain, le vent du nord apporte son concours
À qui ne peut tout boire et réclame secours.
En peu de temps tous deux, d'une action commune,
Nous découvrent la terre où gît notre fortune.
Pour le cultivateur, c'est un moment vital,
Après cinq mois d'hiver, de voir le sol natal.
Il sourit de bonheur quand la terre s'éveille,
Car depuis si longtemps elle dort et sommeille.
Pendant ce long repos, un regain de vigueur
A pénétré son corps et rajeuni son cœur.
De ce sein généreux que la sève féconde,
S'épanche un flot vernal qui réjouit le monde.
Puis, c'est un vrai concert nourri des plus beaux sons
Que l'on offre à la terre en recevant ses dons,
Pendant qu'elle fait naître une nouvelle vie
Aux souffles créateurs de la saison bénie.
En revêtant ainsi des êtres demi-nus,
On dirait que son âme et son cœur sont émus
Par le fait d'être utile au monde qui désire,
De lui rendre la joie où germe le sourire ;
De le bénir encore au moyen des amours
Que le printemps réveille aux feux de ses beaux jours.
Mais au cœur des foyers, c'est un cri d'allégresse,
Des échos de bonheur, un regain de jeunesse,
Depuis que du printemps notre oiseau précurseur,
Dans un ciel souriant, a montré sa couleur.
La noire prophétesse, en bonne messagère,
Va chercher tout au fond de sa gorge légère
Un cri particulier que nous connaissons bien,
Pour annoncer à tous que le printemps revient.
Je ne puis l'expliquer, mais c'est une corneille
Qui précède chez nous cette saison vermeille.
Quand on va vu passer le volatile noir,
C'est un signe certain qui fait naître l'espoir.
La neige nous arrive, il s'envole et nous quitte ;
Si la neige nous quitte, il nous revient bien vite.
Peut-être que ce corps habillé de noirceur
A le don singulier de chasser la blancheur.
Cependant nous l'aimons, malgré qu'il soit sans grâce,
Car le printemps nous reste et le sombre oiseau passe.
Un mois plus tard, partout les foyers sont ouverts
Pour entendre du ciel les gracieux concerts.
Les oiseaux de retour babillent sur les branches
Qu'ils avaient dû quitter avant les neiges blanches.
La très douce lumière a toujours un baiser
Que sur les jeunes plants elle va déposer ;
Puis ses flots amoureux dans l'espace rayonnent,
Variant leurs couleurs sur les fronts qu'ils couronnent.
Sur le voile jauni dont le sol est couvert,
D'un regard satisfait on voit poindre le vert ;
D'abord très clairsemés de distance en distance,
Ils reviennent nombreux et se groupent plus denses ;
Ce sont les premiers fils du tissu moelleux
Dont se pare la terre après les jours neigeux.
Bientôt, par tout le sol, la nouvelle parure
Déroule avec douceur sa splendide verdure,
Formant dans notre plaine un immense tapis
D'un gracieux velours, plat, égal et sans plis,
Depuis le Saint-Laurent jusqu'aux pieds des montagnes
Qui bornent l'horizon de nos grandes campagnes,
Mais devient ondulante en gravissant les monts,
Puis se courbe en guirlande au sommet de leur front.
Les forêts ont repris leurs habits d'émeraude
Qu'elles gardent toujours pendant la saison chaude.
Sur d'autres petits plants, des bourgeons verts laiteux
S'ouvrent tous par degrés à la chaleur des cieux.
Ils feront dans dix jours un gracieux feuillage
Qui couvrira le plant d'un vêtement volage.
Sur les tendres gazons bondissent les troupeaux,
Mêlant leurs cris de joie aux doux chants des oiseaux.
Le courant du ruisseau, qui glisse sur la pente,
Poursuit en babillant la route qui serpente.
Oui, tout chante et s'anime aux souffles des zéphyrs,
Et la terre et le ciel s'emplissent de plaisirs.
C'est la saison bénie, inspirante et féconde
Où, dans le sol vivant, germe le pain du monde.
Les fermiers sont actifs à tracer les sillons
Pour y semer les grains qui donnent les moissons.
Plus d'un mois, chaque jour, ils suivent la charrue,
Calculant chaque soir la route parcourue.
Le père, les enfants, tous mettent dans le sein
De la terre un froment qui rend le monde sain.
Semer, c'est avouer la force créatrice
Du Dieu qui fait germer sous sa main protectrice.
Retirez-vous, semeurs, votre Père des cieux
Veillera sur vos champs pour qu'ils soient généreux.
Pour toi, joli printemps, miroir de ma jeunesse,
J'ai composé ce chant que mon âme t'adresse.
Car après chaque hiver, lorsque tu nous reviens,
J'évoque avec amour des souvenirs anciens
Au milieu des labeurs qui me font tant vieillir.
Lorsque je te revois, je me sens rajeunir.
Et si le poids des ans vers la tombe me penche,
Tu viendras, j'en suis sûr, fêter ma tête blanche !
Modeste Champoux (1917)
Tiré de : revue Le pays laurentien, octobre 1917.
Le poème Printemps, ci-haut, fait partie d'une série de quatre poèmes de Modeste Champoux, intitulée Campagnes laurentiennes, sur le thème des saisons. De cette série, les Poésies québécoises oubliées ont également publié : Été, Automne et Hiver.
Pour en savoir plus sur Modeste Champoux, voyez la notice biographique et les documents sous son poème Petite barcarolle.
Modeste Champoux (1881-1918) (Source : Les Eudistes) |
Dédicace manuscrite de Modeste Champoux dans son recueil La vieille maison - Petite barcarolle (1916) (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Le poème Campagnes laurentiennes : Printemps, ci-haut, a été publié dans le journal L'Étoile du Nord, de Joliette, puis dans le numéro d'octobre 1917 de la revue Le Pays laurentien, que l'on peut consulter ou télécharger gratuitement ICI. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Modeste Champoux est mort à l'âge de 37 ans de la pandémie de grippe espagnole qui a frappé le monde il y a un siècle. Il est l'un des nombreux gens de lettres du Québec qui ont été fauchés par ce fléau. La Presse a fait état de son décès dans son édition du 12 décembre 1918. Il repose au cimetière de Chandler, en Gaspésie, où il était vicaire et où il est décédé. (Sources : article BANQ ; photo Les Eudistes ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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