vendredi 27 octobre 2017

Douleur amère

Charles Daoust (1825-1868)

(Source : Le Répertoire national, vol. 3)




                              À MON AMI 


     Dans ce monde d'un jour où tout fuit et s'efface, 
     Où l'homme, quel qu'il soit, ne laisse pas de trace,
     Comme l'éclair qui brille et disparaît soudain ; 
     Dans ce triste séjour où le riche superbe
     Sans pitié se détourne et foule comme l'herbe
     Son frère abandonné qui demande du pain ; 
     Où tout jusqu'à l'amour, ce sentiment sublime,
     Se transforme en poison entre les mains du crime ; 
     Cher ami, croirais-tu qu'une secrète horreur,
     Qu'un extrême dégoût s'empare de mon coeur,
     Et que, las de porter le fardeau de la vie,
     Las d'avaler le fiel dont ma coupe est remplie, 
     J'attends sans murmurer le moment fortuné 
     De rendre au créateur ce qu'il m'avait donné ?

     Quelquefois mon regard, ennuyé de la terre,
     S'élance vers le ciel, vers cet autre hémisphère,
     Séjour pur, éternel d'un éternel repos,
     Où l'on ne connaît plus la douleur ni les maux ; 
     Et rompant tout d'un coup sa barrière charnelle, 
     Mon âme, feu divin, pure et vive étincelle
     Qui réchauffe ce corps de matière pétri, 
     Vers un monde inconnu, sans toit et sans abri,
     S'élève et plane autour des célestes demeures
     Où l'on ne compte plus ni les jours ni les heures,
     Où du soleil divin les rayons incréés
     Brilleront à jamais sous les parvis sacrés. 

     Et volant sans effort dans les champs du possible,
     Au delà des confins de l'univers visible, 
     Va chercher un bonheur ici-bas inconnu,
     Du sublime sommet quand je suis descendu,
     Quand ce temple de chair réclame sa captive, 
     Quand le temps a repris sa marche fugitive, 
     Et qu'au lieu de mon songe, au réveil écarté, 
     Je n'envisage plus que la réalité,
     Une douleur sans nom vient fondre sur mon âme,
     Qui tantôt, d'un seul bond, sur les ailes de flamme, 
     Avait franchi des cieux les rapides degrés ! 
     Nul astre pour guider mes pas mal assurés ;
     Nulle main protectrice à qui ma main se lie...
     Je parcours inconnu le désert de la vie ! 
     Enfant abandonné, sans fortune et sans nom,
     Au milieu des écueils, poussé par l'Aquilon
     Mon vaisseau sans pilote et battu par l'orage,
     Ira sombrer bien bas et bien loin du rivage ! 

     Naître, vivre, mourir, sans élever les yeux
     Plus haut que le sillon du champ de ses aïeux,
     Se mouvoir ignoré dans un coin de l'espace
     Où la plus longue vie est un songe qui passe ; 
     Telle est pour la plupart des malheureux mortels
     La destinée écrite aux décrets éternels. 
     Né sous le ciel d'azur de la Nouvelle-France, 
     Des songes de bonheur ont bercé mon enfance : 
     Un immense désir vainement comprimé
     Chaque jour s'agrandit dans mon coeur enflammé,
     Comme le flot captif qui bouillonne, terrible, 
     Si l'on met un obstacle à sa marche paisible ! 

     J'ai cherché le bonheur sous les lois de l'amour. 
     Heureuse illusion, qui n'a duré qu'un jour...
     Mon âme s'en fondue en un brûlant délire,
     J'ai senti quelque chose impossible à redire,
     Quand l'objet de mes feux, sensible à la douleur,
     Pour la première fois répondit à mon coeur ; 
     Et d'un bonheur lointain qui lentement s'avance,
     En mots consolateurs, me permet l'espérance !

     « Tendre fleur du printemps, que l'ange des amours
     Te couvre de son aile et protège tes jours ! 
     Bois toujours la rosée à l'abri du feuillage,
     Loin des bords balayés par les vents de l'orage...
     Puisses-tu du bonheur, si rare sous les cieux,
     Goûter et savourer les fruits délicieux ! 
     Ah ! puisse, au dernier jour, puisse ta main chérie
     Répandre quelques fleurs sur ma bouche flétrie !...
     Qu'est-ce que je demande ? ... Une larme, un soupir
     Qui se mêle, en passant, à la voix du zéphir...
     Un dernier mot d'adieu pour mon ombre effacée... »

     Cher ami, je m'égare et ma triste pensée
     Pour exprimer ses vœux ne trouve plus de mots, 
     Comme un son qui s'envole et qui n'a plus d'échos !
     Je veux parler aux cieux... ma prière trop lente
     Sur ma lèvre glacée expire languissante. 
     Ma vie est sans espoir, ma douleur... sans pitié.

     Ciel ! qu'ai-je dit ?... Pardonne, ô divine amitié ! 
     Pardonne au désespoir, pardonne à la faiblesse !
     Oui... quelqu'un sur la terre a compris ma tristesse,
     A souri de ma joie, a pleuré de mes pleurs,
     Et sur ma triste route a jeté quelques fleurs ! 
     Tu comprends, cher ami, ce que mon cœur veut dire. 
     Comme un phare élevé sur lequel le navire
     Guide sa course errante au rivage orageux,
     Ce souvenir chéri, monument précieux, 
     Sourit à mes regards et me fait croire encore
     Aux rêves mensongers d'un bonheur que j'ignore !

     Adieu, cher compagnon de mes plus heureux jours,
     Ô toi dont la tendresse en aplanit le cours !
     Que Dieu veille sur toi ! que son ange te suive
     Jusqu'aux bords redoutés de l'éternelle rive!...
     Encore, encore adieu ! j'ai dépassé le but ; 
     Je m'assieds, je me tais, je dépose mon luth

                                        Charles Daoust (1845)



Tiré de : Le Répertoire national, vol. 3, Montréal, J. M. Valois & Cie Libraires-Éditeurs, 1893, p. 212-214 

Pour en savoir plus sur Charles Daoust, cliquer ICI


Le volume 3 du Répertoire national, d'où
est tiré le poème ci-dessus de Charles Daoust.

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mardi 24 octobre 2017

Espoir renouvelé

Jean Charbonneau (1875-1960)
(Source : Pierre de Grandpré, Histoire
de la littérature française du Québec
,
tome 2, Montréal, Beauchemin, 1968)


    
    Un soleil printanier a surgi de l'aurore.

    Tout est calme alentour et tout repose encore.
    Les toits se détachant d'un mont silencieux,
    Dans ce large décor réjouissent les yeux. 
    La sente des grands bois touffus où je chemine,
    Accueillante et fleurie, à l'instant s'illumine
    Et s'éveille à l'appel d'un matin plein d'éclat. 
    Comme pour me griser, un parfum délicat
    S'exhale tout à coup de toutes les fleurs blanches
    Qui pendent mollement aux agrafes des branches.
    Le printemps inspiré chante par ses oiseaux. 
    Des voix viennent de loin et troublent les ruisseaux.
    Des vols inaperçus frissonnent dans les hêtres ; 
    Un rayon matinal envahit les fenêtres. 

    Toute cette clarté tombe du firmament,
    Éblouit mes regards troublés en ce moment,
    Et la terre renaît plus ardente à la vie.
    C'est l'existence calme, heureuse, sans envie ; 
    C'est la fête du jour, c'est la fête du ciel ; 
    Il monte comme un cri d'amour universel
    Qui me fait oublier soudain les ans mauvais : 
    C'est le triomphe, c'est le règne de la paix. 

    Imite la saison que le soleil accueille
    Avec amour. Vis, pense, et sur la route cueille
    Tout ce que la nature aimante a de nouveau.
    Comble ton coeur avide et remplis ton cerveau ; 
    Entends chanter les voix qui brusquement surgissent,
    Et fais que tes regards étonnés se remplissent
    Des blondes visions si pleines de fraîcheurs. 
    Exalte maintenant les célestes blancheurs,
    Les enivrants parfums des rosiers et des mousses.
    Que la brise t'emporte en ses ailes si douces
    Dans la splendeur irrésistible du matin
    Qui, traçant l'avenir, éclaire ton chemin. 

    Poète au front pensif dont les fibres tressaillent,
    Souviens-toi que les forts sont de ceux qui travaillent ! 
    Ne désespère pas du but que tu poursuis :
    Des jours plus lumineux viennent après les nuits. 
    Sois enthousiasmé par un divin délire ; 
    Mêle ta voix sonore aux accents de ta lyre,
    Afin que, triomphale, et sans craindre le Temps, 
    Ton oeuvre se retrempe à d'immortels printemps ! 

                               Jean Charbonneau (1923)

Tiré de : Jean Charbonneau, Les Prédestinés, Montréal, éditions Beauchemin, 1923, p. 90-92. 

Pour en savoir plus sur Jean Charbonneau, cliquer ICI


(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Dédicace manuscrite de Jean Charbonneau dans son
dernier recueil de poésies, Tel qu'en sa solitude (1940).
(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Jean Charbonneau a notamment publié deux études littéraires, 
dont Des influences françaises au Canada, ouvrage en trois tomes 
parus en 1916, 1918 et 1920 et couronné par l'Académie française,
et, en 1935, un essai sur l'École littéraire de Montréal, dont il fut un
fondateur. Pour la liste des autres publications de Charbonneau, cliquer ICI.
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

dimanche 22 octobre 2017

Rimes d'automne

Antonio Pelletier (1876-1917)

(Source : BANQ)






   Des arbres tombe la feuillée
   Comme des prunelles les pleurs ; 
   Les parterres n'ont plus de fleurs :
   La nature est tout endeuillée.

   Les longs baisers harmonieux
   Ont fini de trahir des rêves,
   Sous les bois épais, sur les grèves,
   Au gré des cœurs ingénieux. 

   De l'air froid s'abat sur les nuées,
   L'oiseau ne dit plus de chansons,
   Le vent siffle dans les buissons
   L'ennui des forêts dénuées. 

   Où sont les amants qui passaient,
   Bras sous bras, sur l'herbe verdie,
   Et qui, visant une élégie,
   L'œil dans l'œil, tendrement jasaient !

   Les bois ont de navrantes teintes,
   Le ruisseau sèche dans son lit,
   L'on voit partout le mot : « Ci-gît » ― 
   Et l'âme a de tristes étreintes !

   Sont passés les beaux jours heureux
   Pour beaucoup quand l'hiver arrive ; 
   Le pauvre est une sensitive
   Riches, soyez-lui généreux !

   Tout vient à point à vos richesses,
   Et tout manque à sa pauvreté ; 
   Dieu récompense la bonté :
   Son sourire est pour vos largesses !


   Le cœur de l'égoïste est dur,
   La main du bon n'est pas fermée,
   Et son âme est une âme aimée,
   Bel ange venu de l'azur !...

                      Antonio Pelletier (1902) 



Tiré de : Antonio Pelletier, Cœurs et homme de cœur, Montréal, G. A. Dumont Libraire, 1903, p. 177-179. 

Pour en savoir plus sur Antonio Pelletier, cliquer ICI


Coeurs et homme de coeur, ouvrage
d'Antonio Pelletier d'où est tiré le poème ci-haut.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Dédicace manuscrite d'Antonio Pelletier dans
Coeurs et homme de coeur et adressée à Colette Lesage,
l'une des premières femmes journalistes au Québec
.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Deux ouvrages sur Antonio Pelletier. Une biographie signée Jacques Gouin
parue en 1975 aux Éditions du Jour, et une brochure publiée en 1977 et 

que l'on peut encore se procurer à la Société d'histoire 
de Sainte-Anne-de-la-Pérade : pour informations, cliquer ICI.

 (Cliquer sur l'image pour l'agrandir).


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jeudi 19 octobre 2017

L'Histoire

Benjamin Sulte (1841-1923)
à 24 ans.

(Source : Hélène Marcotte, Benjamin Sulte,
cet inlassable semeur d'écrits
,
Éditions Lidec, 2001, p. 9)
 



   Quand on est vieux, quand le soir tombe
   Sur notre jour qui va finir,
   On rencontre au bord de la tombe
   La grande ombre du souvenir.
   Ce fantôme qu'on nomme aussi l'expérience,
   Invisible à nos fils, m'attriste sur leur sort ; 
   Ignorant le passé, coeurs pleins de confiance,
   Ils vont ! Dieu les conduise au port ! 

   Enfants, vous marchez sans boussole,
   Qui vous indiquera la route des aïeux ?
   Au milieu des dangers l'espoir seul vous console.
   Le passé vous instruirait mieux ! 

   Ceux qui luttèrent à cet âge
   Où vous n'étiez pas encore nés,
   Ceux qui sauvèrent du naufrage
   Les biens qui vous sont destinés,
   Ils s'éteignent sans bruit, emportant leur histoire ;
   Bientôt vous n'aurez plus de voix pour vous guider ! 
   Plusieurs méconnaîtront les vieux refrains de gloire,
   Le devoir qui sait commander. 

   Si vous ne gardez souvenance
   Des sacrifices d'autrefois,
   Qui vous dira la provenance
   Des droits que protègent nos lois ?
   On estime à son prix un noble privilège : 
   Plus cher il a coûté, plus il nous semble doux. 
   Mais s'il reste couvert d'un oubli sacrilège,
   Grands et petits, qu'en ferez-vous? 

   Enseignez à la foule avide
   Ce que furent [nos anciens].
   L'ignorance fait le coeur vide : 
   Il faut guider la foi des siens.
   Tandis qu'il en est temps, ressuscitez sans trève
   Des échos du passé l'expirante clameur. 
   Le peuple se souvient, mais comme d'un grand rêve :
   Son patriotisme se meurt ! 

   Il mourra le patriotisme
   Si vous n'animez ses débris ; 
   Car l'aiguillon de l'héroïsme
   C'est le devoir qu'on a compris. 
   Déjà des déserteurs ont quitté la phalange ! 
   Les rangs s'éclairciront ! Ces pauvres émigrés
   Ne sauront-ils jamais ce qu'ils perdent au change ? 
   Que sont pour eux nos droits sacrés ?

   Qui leur apprend dans la chaumière
   De quel sang ils sont descendus ?
   Songent-ils que la race entière
   N'eût de remparts que ses vertus ? 
   Rattachez donc leur vie au courant électrique
   Qui remonte à travers les générations. 
   Ah ! si vous ne voulez qu'un peuple prévarique
   Ravivez les traditions. 

   Dites : l'amour de la patrie
   Ne rend-il pas les peuples forts ?
   Que vers cette mère chérie
   Tendent sans fin tous vos efforts !
   Enfants, bien des dangers sont loin des citadelles ; 
   Préparez les esprits pour ces combats nouveaux ; 
   Enrôlez, instruisez des bataillons fidèles :
   Chaque rang produit ses héros !

   Enfants, vous marchez sans boussole,
   Qui vous indiquera la route des aïeux ?
   Au milieu des dangers l'espoir seul vous console.
   Le passé vous instruirait mieux ! 

                          Benjamin Sulte (1867) 




Tiré de : Benjamin Sulte, Les Laurentiennes, Montréal, Eusèbe Senécal Imprimeur-Éditeur, 1870, p. 129-133. 

Pour en savoir plus sur Benjamin Sulte, cliquer ICI

Pour consulter ou télécharger gratuitement le recueil Les Laurentiennes, cliquer ICI



(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Inauguration du Monument Benjamin Sulte, au Parc Champlain, Trois-Rivières, 1934.
Après avoir occupé le centre du parc durant des décennies, le monument a été 
déplacé de sorte qu'il n'est pratiquement plus visible. Et le parc est d'ailleurs 
encerclé de constructions de béton dont l'Hôtel-de-Ville n'est pas la moins laide. 

(Source :  Hélène Marcotte, Benjamin Sulte,
cet inlassable semeur d'écrits
,
Éditions Lidec, 2001, p. 60 ;

cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Biographie de Benjamin Sulte par Hélène Marcotte.
Pour informations, cliquer ICI


Les voix de nos poètes oubliés nous sont désormais rendues. 
Le concepteur de ce carnet-web a publié l'ouvrage en deux 
tomes intitulé Nos poésies oubliées, qui présente 200 de
de nos poètes oubliés, avec pour chacun un poème, une
notice biographique et une photo ou portrait. Chaque  
tome est l'objet d'une édition unique et au tirage limité. 
Pour connaître les modalités de commande de cet 
ouvrage qui constitue une véritable pièce de collection
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mardi 17 octobre 2017

Ode à la liberté

Robert Choquette (1905-1991)

(Source : Ameriquefrancaise.org)




    LIBERTÉ ! fleur sauvage à la tête orgueuilleuse,
    Fleur unique, immortelle, et la plus merveilleuse !
    Toi dont le parfum sort des siècles primitifs
    Comme un murmure sourd autour d'une victoire ; 
    Toi qu'on n'a pas trouvée au jardin de l'Histoire
          Ensemencé d'arbres chétifs !

    Liberté, liberté séduisante et magique,
    Que d'âmes t'ont priée avec leur voix tragique ! 
    À te chercher, ô fleur, dans les siècles étroits,
    Que de sang répandu sur l'herbe de la vie !
    Oh ! que d'esprits, rompus à t'avoir poursuivie,
          Sont morts le long des chemins froids !

    Liberté, liberté, fille de la chimère,
    Fleur autrefois conçue au sein de l'âme-mère,
    On ne croit plus en toi maintenant. Mais le tas
    Des coeurs abatârdis que l'aurore effarouche,
    Croupissant dans la fange et saignant de la bouche,
          Blasphème et dit que tu n'es pas ! 

    Les sentiers sont déserts qui vont à la montagne ; 
    Un silence abruti pèse sur la campagne. 
    Nul ne fouille aujourd'hui la profondeur des bois,
    Pour trouver ta retraite, ô fleur, vivant ciboire, 
    Et pour plonger sa face en ta corolle, et boire
          Les pleurs de l'aube que tu bois !

    Mais s'il en reste un à l'âme frémissante,
    Un seul, un coeur musclé de force adolescente
    Et de qui la révolte aime à jaillir de l'oeil ; 
    S'il reste un tourmenté qui tourne dans ses fièvres
    Comme une bête en cage, et dont les fortes lèvres
          Embouchent le clairon d'orgueil ; 

    S'il en est encore un qui s'indigne et bondisse
    Et pour qui l'esclavage est la pire immondice,
    Liberté, liberté, je suis déjà debout ! 
    Ma jeunesse étincelle ainsi qu'une cuirasse ; 
    Debout ! j'entends chanter dans l'amour de sa race
          Mon coeur irascible qui bout ! 

    Je ne veux plus rêver, le soir, sous les charmilles,
    À l'angle des cailloux meurtrissant mes chevilles,
    Pour te ravir, ô fleur, je fuirai la cité. 
    Le soleil et ma foi seront mes girandoles,
    Et je te cueillerai, maîtresse des idoles,
          Ô souveraine liberté !

    J'irai vers l'horizon qui tremble et qui recule
    Sans cesse, à l'heure pourpre où sur le crépuscule
    Les grands boeufs en relief semblent des arcs mouvants. 
    Je marcherai la nuit sous le clair des étoiles
    Ou par les matins froids qui font crier nos moelles,
          À travers la pluie et les vents. 

    Je passerai le long des blanches maisonnettes
    Qu'ombrage avec amour un groupe d'épinettes.
    Je verrai l'abreuvoir à demi renversé,
    Le cheval somnolent qui regarde et qui broute,
    Et les petits poussins sur le bord de la route
          Qui descendent dans le fossé.

    J'irai dans les bois clairs où chantent les ramures,
    Où roulent sur nos doigts les framboises trop mûres
    Comme les grains d'un chapelet. Plus loin encor !
    L'oeil et la volonté vers le Nord magnanime,
    Je presserai mes pas dans l'espoir qui m'anime
          De t'y découvrir, ô trésor !

    [...] Liberté, tu fleuris dans les forêts profondes
    Où les grands orignaux et les biches fécondes
    Vont boire au bord des lacs et baigner leur poitrail ; 
    Au pays de l'érable et des castors habiles
    Où les arbres géants supportent les débiles
          Quand la tempête est en travail. 

    Liberté, liberté, fleur de la solitude,
    Fleur sanglante, immortelle, à la fière attitude,
    Dans les forêts du Nord j'irai te détacher.
    Tes sauvages parfums, ô fleur de mon ivresse,
    Font battre sur mon coeur le sang de ma jeunesse
           Comme la mer sur un rocher. 

    Rien ne ralentira ma course sur le monde. 
    Je frapperai du pied la crainte moribonde
    Comme un mulot des champs que la fourche étourdit.
    Ô sainte liberté, dégagement de l'âme
    Qui fais le bruit victorieux d'une oriflamme !
            Affranchissement de l'esprit !

    Je cours. Ah ! j'userais les forces de ma vie,
    Le soleil sècherait mon âme inassouvie,
    Je mettrais en lambeaux mes pieds nus sur les houx,
    Que je crierais encore, ô rose purpurine :
    Mon coeur n'est pas vaincu dans ma lourde poitrine,
           Je marcherai sur mes genoux ! 

                             Robert Choquette (1924)  



Tiré de : Robert Choquette, À travers les vents, Montréal, Louis Carrier-Les Éditions du Mercure, 1927, p. 127-130.


Pour en savoir plus sur Robert Choquette, cliquer ICI.  



À travers les vents, recueil de Robert Choquette
d'où est tirée l'Ode à la liberté, ci-haut.

(Cliquer sur l'image pour l'élargir)

La touchante dédicace du jeune poète
à sa mère décédée et à son père.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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lundi 16 octobre 2017

Le poète pauvre

Pamphile Le May (1837-1918)

(Source : Québec éternelle, p. 11 )



     Prends ce morceau de pain, mais tu seras esclave ; 
                    Tu m'appartiens dès aujourd'hui ! 
     Les larmes couleront de ta paupière cave
                    Et partout te suivra l'ennui. 
     Prends ce morceau de pain, ô poète au front blême,
                    Prends ! et dis adieu pour toujours 
     À cette liberté qui fut ton bien suprême !
                    Renonces à tes douces amours,
     Au ruisseau qui gazouille à travers les vallées,
                    Au blé qui dore le guéret,
     Aux nids qui dans le ciel jettent leurs voix perlées,
                    Aux ombrages de la forêt. 

     Comment ! hésites-tu ? Vainement tu me braves, 
                    Le temps des rêves est passé. 
     Quand on est indigent a-t-on peur des entraves ?
                    Seul ici bas, l'or entassé
     Peut conduire au bonheur. Les talents, la science
                    Sont des biens qu'on ne compte pas. 
     Le riche les supporte avec impatience,
                    S'il ne les brise sous ses pas. 
     Courbe ton front marqué du cachet du génie
                    Devant l'orgueil du parvenu ; 
     Souffre sans murmurer la honte ou l'avanie,
                    Passe avec le flot inconnu......

     Prends ce morceau de pain, ô poète, te dis-je,
                    Pour assouvir ta pâle faim. 
     Ah ! ton oeil se dilate et déjà le vertige 
                    Fait frémir ta débile main ! 
     Souviens-toi de ton père ! Il est vieux et sans force
                    Pour travailler jusques au soir.
     Tu tenterais en vain, sous ta rigide écorce,
                    De me cacher ton désespoir. 
     Prends ce morceau de pain, et pour ta jeune femme
                    Dont le chaste sein est tari,
     Et pour tes blonds enfants qui te déchirent l'âme
                    De leur prière et de leur cri ! 

     Eh bien ! pour les sauver tous ces êtres que j'aime,
                    Oui, j'ai dépouillé ma fierté.
     Je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi-même
                    Et j'ai vendu ma liberté ! 
     Le maître parle ; allons ! inclinons donc la tête
                    Et laissons là les rêves d'or.
     Devant un plus puissant je ne suis qu'une bête
                    Et mon esprit n'a plus d'essor.
     Le ciel est tout d'azur, les vallons, pleins d'arômes,
                    Les oiseaux chantent dans les airs, 
     Les insectes luisants babillent dans les chaumes,
                    Les ruisseaux roulent des flots clairs.

     Poète, prends le joug, car ces flots d'harmonie,
                    Pauvre enfant, ne sont plus pour toi.
     Ferme ! ferme l'oreille à cette voix bénie
                    Qui met la nature en émoi.
     Ici-bas tout s'achète. Il n'est de jouissance
                    Que pour le riche, en vérité.
     Hommes, choses, tout est soumis à sa puissance,
                    Tout vient servir sa volonté !
     Pour lui s'ouvre la fleur dont le parfum enivre ; 
                    Pour lui mûrissent les sillons ;
     Pour lui, durant l'hiver, et la neige et le givre
                    Émoussent leurs froids aiguillons. 

     Et n'est-ce pas assez de souffrir en silence
                    Les maux qui me viennent du ciel ?
     Faut-il qu'à chaque instant, dans leur froide insolence,
                    Les hommes m'abreuvent de fiel ?
     Ah ! si j'avais pu naître au milieu des richesses
                    Comme sont nés tant d'idiots,
     Si j'eusse eu pour berceau les genoux des duchesses,
                    Des dentelles à mes maillots,
     Je n'aurais pas aimé d'amitié plus profonde
                    Les êtres que j'aime aujourd'hui,
     Mais j'aurais vu comment nous apparaît le monde
                    Quand on plane au-dessus de lui ! 

     Ô règne du métal, règne de la matière
                    Dont se moquera l'avenir,
     Alors que nos neveux sortiront de l'ornière
                    Où nous aimons à nous tenir,
     Triomphe de l'argent, âge du servilisme, 
                    Siècle de l'or, je te maudis !
     Tu portes sur ton front le sceau de l'égoïsme ; 
                    Tes yeux pervers sont alourdis ;
     Comme ces lourds oiseaux qui sortent des décombres
                     Lorsque le soir est de retour,
     Tu promènes ton vol dans les épaisses ombres
                     Plutôt que dans l'éclat du jour ! 

     Ô mes rêves aimés, mes croyances chéries,
                     Ô mes ivresses d'autrefois,
     Comme les papillons des riantes prairies
                     Vous aurez à mes pauvres doigts
     Laissé la poudre d'or de vos brillantes ailes,
                     Et vous vous êtes envolés,
     Envolés pour toujours aux rives éternelles ! 
                     Parfois mes regards désolés
     Cherchent encore, au ciel, la trace lumineuse
                     Qui devait rester après vous ; 
     Mais je ne vois plus rien, rien qu'une nuit affreuse
                     Que je vais attendre à genoux !

                                   
Pamphile Le May (1879) 

   



Tiré de : Pamphile Le May, Une gerbe, Québec, Typographie C. Darveau, 1879, p. 112-116. 

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Une gerbe, recueil de Pamphile LeMay d'où 
est tiré le poème Le poète pauvre, ci-haut.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pamphile Le May est le traducteur du poème épique Évangéline, de
Henry W. Longfellow, qui évoque la déportation des Acadiens.
Cet exemplaire est dédicacé de la main de Le May à son confrère
poète Nérée Beauchemin

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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