samedi 31 août 2019

L'hécatombe de Sainte-Marie-de-Beauce

Henri-Myriel Gendreau (1903-1980)

(Source : Mon Magazine, avril 1928)




   Quel est ce bruit ? D'où vient cet éclair rouge ?
   L'horizon noir se colore de feu.
   Dans le village, aucune âme ne bouge ;
   Et le désastre est déjà fait, mon Dieu ! 
   Amis, trop tard ! Le brasier fume et brille ;
   Pour nous sauver, vos bras sont superflus.
   Seul le père d'une belle famille
   A pu s'enfuir. Et le reste n'est plus.

   Non, pas encore car on entend des plaintes,
   Des cris d'appel au milieu du tourment ;
   Parmi la flamme aux mortelles étreintes,
   Les petits appellent leur maman : 
   « Adieu, maman qui fus pour nous si tendre ;
   Nous qui rêvions tes genoux pour tombeau,
   Nous périssons sans te voir, sans t'entendre ;
   Maman, adieu ! Nous t'attendons là-haut ». 

   Sainte folie, ô courage sublime,
   Amour de mère aux élans immortels !
   Pour les sauver, s'élançant dans l'abîme,
   La mère en pleurs volait à leurs appels :
   « Mes chers petits, cria-t-elle, affolée,
   En bondissant vers les cris étouffants,
   Que je vous sauve ou meure consolée ;
   Vivre ou mourir, mais avec mes enfants ». 

   Dès lors, plus rien, plus un cri de détresse ;
   Avec l'espoir le feu s'est refermé,
   Tout fut rasé par sa vague traîtresse,
   Tout sur la ferme était bien consumé,
   Tout est mêlé dans l'amas des décombres,
   Huit chers petits, une mère, un aïeul ; 
   Le souvenir croit voir flotter leurs ombres ;
   Des ossements, des cendres pour linceul. 

   Seul comme un arbre au milieu de la plaine,
   Disant au Ciel son amère douleur,
   Le pauvre père est seul avec sa peine, 
   Sans un murmure au sein de son malheur :
   « Aïeul, épouse et petits que je pleure !
   Dieu Tout Puissant, si tu les fis périr
   Sous les débris de ma pauvre demeure,
   Pour les revoir, oh ! je voudrais mourir ». 

                      Henri-Myriel Gendreau* (1928)



Le chant poétique ci-haut, qui a également pour titre La complainte de l'hécatombe et qui nous a été transmis par Robert Léger et Andrée Roy de Patrimoine Beauceville, a été publié dans certains journaux de l'époque, mais nous n'avons encore pu établir lesquels.  

*  Henri-Myriel Gendreau est né à Saint-François-de-Beauce le 9 avril 1903, d'Alfred Gendreau, menuisier-charpentier et voiturier pour le Quebec Central Railway, et de Célina Doyon. Après avoir fréquenté l'école primaire du village, il étudia au Juvénat des Frères Maristes de Beauceville, puis il passa au Collège du Sacré-Coeur de Beauceville et au Séminaire de Terrebonne. Après un an à l'Institut agricole d'Oka, il obtint un certificat en aviculture. Il fut également dresseur de chiens danois.
   Après avoir collaboré occasionnellement à L'Éclaireur de Beauceville, il entra au service de ce journal à partir de 1925. Il y publia notamment des contes et des poèmes. Il adhéra dès lors à la Société des poètes canadiens-français. De 1927 à 1937, il travailla pour le quotidien La Tribune, de Sherbrooke. Entretemps, il avait fondé un hebdomadaire politique, Le Combat. En 1938, il passa au service du quotidien La Voix de l'Est, de Granby, où il séjournera durant sept ans, avant de revenir à La Tribune jusqu'en 1955.
   En 1928, il avait publié La complainte de l’hécatombe, autrement titré L'hécatombe de Sainte-Marie,  un chant poétique qui relate le terrible incendie qui, le 5 mars 1928, a détruit la maison de Thomas Cliche et de Laura Jacques et qui fit dix victimes, seul le père ayant survécu, dans un rang situé entre Vallée-Jonction et Sainte-Marie-de-Beauce.
  Aux éditions de La Tribune, entre 1952 et 1955, il publia quatre récits fantastiques : Yannouk ; Perd-gagne ; Giganta et Sortilèges en forêt.
   Selon Joseph Bonenfant, auteur de l'essai littéraire À l'ombre de DesRochers (éditions La Tribune, 1985, p. 87), les contes et poèmes de Henri-Myriel Gendreau « expriment un univers tourmenté et dénotent une pensée terrifiée par la fulgurance de la vie qui s’échappe sans qu’il soit possible de la retenir ».
   Henri-Myriel Gendreau est mort à Lachute le 28 août 1980.
(Sources : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, éditions Fides, 1981, p. 138., mais qui contient plusieurs inexactitudes ; Patrimoine Beauceville. Un merci spécial à Andrée Roy de Patrimoine Beauceville pour son aide empressée et efficace).


Pour en savoir plus sur Henri-Myriel Gendreau, voyez les informations et documents sous son poème La barque des vingt ans, que les Poésies québécoises oubliées ont également publié. 

Voyez une vidéo de Beauce TV sur la tragédie de la famille Cliche, en cliquant sur cette photo des victimes (seul le père ayant survécu ) : 



Cette chapelle, construite en 1885 par le grand-père Cliche,
se trouve maintenant sur le site même de la maison où eut 
lieu la tragédie du 5 mars 1928. Avant cette date, elle se 
trouvait de l'autre côté du chemin. Sur la photo ci-haut, on
aperçoit la chapelle derrière la famille Cliche.  La chapelle 
tient lieu de mémorial aux 10 victimes et on peut la visiter 
au  2015 rang Saint-Étienne sud.

(Source : Ville de Sainte-Marie ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le 6 mars 1928, lendemain de la tragédie de Sainte-Marie-de-Beauce,
Le Devoir publiait cet article en première page.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le Soleil, 6 mars 1928.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le Soleil, 7 mars 1928.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

La Presse, 7 mars 1928.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

La Presse, 7 mars 1928.

Le Bien Public (Trois-Rivières), 8 mars 1928.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le Soleil, 8 mars 1928.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Images des funérailles des dix victimes de l'hécatombe de
Sainte-Marie de Beauce, dans Le Soleil du 13 mars 1928 :
(cliquer sur les images pour les agrandir) 





 

Comme l'indiquent ces lignes parues dans L'Éclaireur, de
Beauceville, la Complainte de l'hécatombe de Sainte-Marie, 
a connu un vif succès auprès du public beauceron fortement
secoué et touché par cette tragédie.

(Source : Andrée Roy, Patrimoine Beauceville)

Église de Sainte-Marie-de-Beauce, où, le 10 mars 1928, eurent
 lieu les funérailles des 10 victimes de la  tragédie évoquée
par le poème d'Henri-Myriel Gendreau.

(Source : Répetoire du patrimoine culturel du Québec)


Reine Malouin (1898-1976), qui a longtemps animé la vie 
poétique au Québec, a affirmé que sans nos poètes d'antan, 
« peut-être n'aurions-nous jamais très bien compris la valeur 
morale, l'angoisse, les aspirations patriotiques, la forte humanité 
de nos ancêtres, avec tout ce qu'ils ont vécu, souffert et pleuré ». 

Les voix de nos poètes oubliés nous sont désormais rendues. 
Le concepteur de ce carnet-web a publié l'ouvrage en deux 
tomes intitulé Nos poésies oubliées, qui présente 200 de
de nos poètes oubliés, avec pour chacun un poème, une
notice biographique et une photo ou portrait. Chaque  
tome est l'objet d'une édition unique et au tirage limité. 
Pour connaître les modalités de commande de cet 
ouvrage qui constitue une véritable pièce de collection
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mercredi 28 août 2019

Le Génie du Lac des Deux-Montagnes

Le concert d'Oka, génie du Lac des Deux-Montagnes.

Tableau d'Arthur Guindon, également auteur du
poème Le Génie du Lac des Deux-Montagnes.

(Source : Robert Lafontaine ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)




Les Secrets du Lac


        Sauvage lac des Deux-Montagnes,
        Ô mobile image du temps, 
        Du ciel, des paisibles campagnes
        Comme des furieux autans

        Dès qu'une hirondelle la touche
        Du bout de son aile, en passant,
        Ton eau lui sourit d'une bouche
        Dont brillent les lèvres d'argent. 

        Par les soirs calmes, tout l'espace
        Avec ses astres au plafond,
        Sous ton invisible surface
        Se reproduit vaste et profond. 

        Le couchant, rouge de nuages,
        Te pave aussi de ses splendeurs.
        D'autres fois, tu bats tes rivages
        Avec de mystiques fureurs. 

        Mais le croirait-on, la tempête,
        Qui te soulève avec transport,
        Fait la garde autour d'une fête
        Et tient les curieux au bord.

        Que cache-t-elle aux yeux profanes ?
        De pittoresques rendez-vous
        Fêtés au son des chichigouanes
        Et qu'enchantent les manitous.


La Barque-à-Rivot


        Au large, voyez-vous ces roches désolées
              Que voile un peu l'embrun des flots,
        Où la mauve s'endort entre deux envolées,
              Loin de la route des canots ? 

              L'onde en est à peine tachée ;
              Elles forment pourtant l'îlot
         Dont par l'esprit du lac la paix est recherchée
              Et qu'on nomme Barque-à-Rivot.

         Deux affûts en cailloux y veillent sans sourire
              D'un seul brin de mousse aux vivants.
         Le sol pierreux y siffle et la vague y soupire,
              En réponse aux baisers des vents. 

              Aux mois des feuilles purpurines,
              Des rayons tièdes et doreurs ;
              Lorsque aux aurores les collines
              Disputent l'éclat des couleurs,
              Hérons, canards, râles, sarcelles,
              Y vont bécoter le fretin
              Et se faire casser les ailes
              Avec des perles de satin.
              Or, quand la vague se balance
              Et bruyamment en fait le tour,
              Noire, et pleine de violence,
              Du rendez-vous c'est le retour.


Apparition du Génie


              Voici que la tempête lève
              Sa panne sombre à l'horizon ; 
              La vague saute sur la grève
              Et retombe dans sa prison ; 
              Les joncs lui fouettent la crinière ;
              Elle court, l'écume aux naseaux ;
              Le nuage éteint la lumière
              Qui scintillait sur les roseaux.

              C'est l'heure où des replis de l'onde
              Émerge un manitou narquois,
              Un être au buste d'Iroquois,
              Et dont la face rubiconde,
              Aux yeux noirs, au nez aquilin,
              Au sourire amusé, câlin, 
              A pour sourcils deux longues plumes. 
              Perché sur des pieds de héron,
              Il bat de ses ailes d'aiglon,
              Court et s'envole dans les brumes,
              En secouant ses longs cheveux.

              Le voyez-vous, ondes et cieux ?
              C'est Oka, l'antique génie
              Du lac... 
                            À sa lèvre embouché 
              Chante un roseau frais arraché : 
              Oh ! l'enivrante mélodie !


La flûte enchantée


      Dans les beaux jours de juin, lorsque la fleur sourit
              Au ciel, et que la brise,
      De l'aile bat les foins où l'oiseau fait son nid,
              Le noir goglu se grise
      De plaisir : il s'élance en l'air frais du matin,
              Et là, joyeux trouvère
              De la chaude lumière,
      Dans sa gorge de jais module son refrain.

      Ainsi, ta flûte, Oka, jouant loin de la grève,
      Égrène dans les airs ses modulations,
              Et le lac fait un rêve
              Dont le charme relève
      De l'orchestre ingénu des prés et des buissons.

      Un feu tombé du ciel enflamme le génie ;
      Debout sur un affût de la Barque-à-Rivot,
              Il joue à fantaisie
              Sa gamme indéfinie
      De harpe éolienne, et cependant le flot
              Sur l'île sans verdure
              Vient battre la mesure. 


Le rendez-vous


      Enfants du lac, venez de tous les horizons : 
              C'est la magique flûte.
              Oh ! comme elle turlute !
      Venez, à son appel, en savourer les sons.
              Peuples que la nature
              Habille de fourrure,
      Changez pour le grand jour la nuit de vos terriers.
              Oiseux fiers de vos plumes,
              Pimpants en vos costumes,
      Venez, que les autans vous servent de coursiers !
              Tribu marécageuse,
              Brave l'onde orageuse.
      Reptiles, vous aussi ; venez mailles d'argent.
              De vos grottes profondes,
              Sortez, écailles blondes.
      Viens, bel amant des fleurs, sur les ailes du vent.

              On écoute, on soupire,
              On s'émeut, on délire
      De joie et de bonheur ; on regarde, et bientôt
              On vole à tire d'aile
              Au divin Philomèle
      Sur son île enchantée. À chaque instant le flot
              Y jette la barbotte,
              Le ouaouaron, la lotte.
      Laquaîches aux yeux de lune, achigans et brochets
              Achalandent la grève ;
              D'une vague qui crève
      S'élancent, tout en feu, perchaudes et crapets. 

              Autour du dieu s'assemblent
              Gens qui ne se ressemblent
      Ni d'aspect, ni de moeurs ; harmonieux conflit
              De couleurs, de figures,
              De tailles, d'encolures : 
      D'un beau caprice en l'art la règle s'accomplit.
              Vocalises, ramages
              Trilles, cris, babillages,
      Soutiennent du roseau les modulations ; 
              Et l'oreille, ravie, 
              Goûte une symphonie
      Où se mêlent d'accord la flûte et les chansons.

              Martin-pêcheur prend la crécelle,
              Rat musqué son aigre sifflet,
              Ouaouaron le violoncelle,
              Pluvier, bec fin, le flageolet

              L'artiste grenouille s'entête
              À marteler son trémolo ;
              Et du ciel où court la tempête
              Tombe l'intermittent solo
              De maints huards à voix flûtée.
              Des milliers d'ailes vannent l'air
              Sous la sombre voûte bleutée
              Où griffonne en courant l'éclair. 
              Et puis cent troupes élégantes
              De ces petits musiciens
              Aux fines ailes transparentes,
              Coureurs de bals aériens,
              En sonnant de leurs chanterelles
              Désertent l'abri du caillou
              Et vont, sonores étincelles,
              Faire leur cour au manitou. 

              Maringouins, mouches et moustiques,
              Plus légers que des feux follets
              Et jouant tous de leurs musiques,
              Dansent en rond de fous ballets.
              Leur svelte soeur et leur émule
              Au long corsage velouté,
              La demoiselle libellule, 
              Arrive en volant de côté ; 
              Et triste, la fleur du rivage
              Qu'un papillon baise en partant,
              Semble accuser d'être volage
              Le coeur de son poudreux amant. 

              Or, sur l'îlot, la mélopée,
              Pour eux, s'exhale en quarts de tons
              Fine dentelle découpée
              Dans les rumeurs des aquilons,
              Dans les airs du vent que tamise
              Le pin, cette lyre des dieux,
              Et jamais cet art ne s'épuise : 
              Du vif, l'air passe au langoureux,
              Charmes l'oreille des barbues
              Éprises de rythme indolent,
              Et règle à ravir des tortues
              La ronde au pas rétif et lent. 

              Bien plus, merveille ! des gébies,
              Dont on ignore les tombeaux,
              Montrent leurs faces de harpies.
              Le vent agite les lambeaux
              De leurs tuniques, et des larmes
              Humectent leurs yeux desséchés :
              La flûte a percé de ses charmes
              L'ombre où ces morts dormaient couchés.

              Les voilà sortis de la terre,
              Rêvant aux pays des aïeux ; 
              Ils sont heureux, par quel mystère ?
              Le bonheur semblait si loin d'eux !
              Ils tirent des sons d'allégresse 
              Des chichikoués, des tambourins : 
              Par une poétique ivresse
              Oka dissipe leurs chagrins. 


Convocation des manitous


              Mais voici que se tait la flûte,
              Et le génie entonne un chant ;
              C'est par un appel qu'il débute. 
              Le lac s'émeut à son accent. 

              « Esprits de l'eau, des bois sonores,
              « Qui chevauchez dans le ciel bleu,
              « Sur la croupe des météores,
              « Tenant leurs crinières de feu,
              « Venez, l'étendard de la pluie
              « Se déroule, noir, dans le vent ;
              « Venez, enfants de l'harmonie : 
              « C'est le pathétique moment ; 
              « Le soleil luit sur cette plage
              « Qu'environnent les tourbillons :
              « Derrière un épais mur d'orage,
              « Venez jouer de ses rayons ». 

              Ouvrant son aile magnifique, 
              Le manitou suit cette voix,
              Et le nuage qui l'indique
              Vole sur l'onde ou sur les bois. 

              L'esprit sournois qui se relègue
              Dans les grottes au fond du lac,
              Le redouté Nibanabègue ; 
              Le nain des bois, l'Imakinac 
              Dont les pinières sont hantées ; 
              Les joyeux Poukouaginins,
              Danseurs des cimes enchantées
              D'après les contes algonquins ; 
              Quittent sommets, gouffres, rivages,
              Et se mêlent aux rayons d'or
              Que laissent passer les nuages
              Et dont les eaux brillent encor

              Et les voici tombant sur l'île
              Ainsi qu'un tourbillon de fleurs,
              Fleurs vivantes, le pied agile
              Et l'aile peinte en cent couleurs.

              La voix d'Oka s'est attendrie,
              Pour entonner un autre chant
              Aux manitous, à sa patrie,
              Aux fastes d'un passé touchant.


Le chant d'Oka


      « Esprits de la nature, ô peuple magnifique,
      « Écoutez-moi : pour vous ma bouche va s'ouvrir.
      « L'ancien temps a passé comme un poème épique
      « Qu'on chante... Berçons-nous de son grand souvenir ! »

      « Orage tout-puissant, toi qui courbes les cimes
      « Des cèdres et des pins, toi qui creuses les eaux,
      « Qui ternit leur cristal, devant nous, tes intimes,
      « Laisse tomber du ciel tes ruisselants rideaux ». 

      « Cache-nous dans tes plis, sympathique tempête,
      « Loin des yeux indiscrets, loin des lieux profanés ;
      « Entoure cet îlot, notre arène de fête,
      « Car nous sommes du lac les bardes premiers-nés ». 

      « Ô lac ! Je ne vois plus les ombres tutélaires
      « Sur tes rives tomber de mille arceaux feuillus ; 
      « On t'a donc enlevé tes forêts séculaires,
      « La pourpre des vieux troncs et leurs bras chevelus ». 

      « Tristes et secouant leurs pendantes ramures,
      « Les rares survivants de ces bois enchantés
      « Semblent crier vengeance en montrant leurs blessures...
      « Le cyclone et le temps les avaient respectés ! »

      « Sur ces coteaux, séjours de l'ombre et du silence, 
      « L'Indien qui de peu fait son toit, son foyer,
      « D'abattre ces vieillards n'avait pas l'insolence : 
      « Leurs branches librement pouvaient se déployer ». 

      « Dans la mousse, à leurs pieds, se couchait la chevrette,
      « Tranquille, avec ses faons, sous les rameaux touffus,
      « Et pour les endormir, à travers l'épinette,
      « Le vent chantait tout bas des airs qu'il ne sait plus ». 

      « Le hurlement des loups, la voix faible des mânes,
      « Osaient seuls, par les nuits, affliger les échos ;
      « Les bois étaient un temple où les regards profanes
      « Jamais des manitous ne troublaient le repos ». 

      « Et dès que nous parlions, les vents et le tonnerre
      « Accompagnaient nos voix ; et les bois solennels
      « S'emplissaient de rumeurs, courbaient leur cime altière...
      « Oh ! combien nous étions respectés des mortels ! »

      « Tel un rayon, vidant son écrin d'étincelles
      « Sur un tapis de mousse, à l'abri des sapins,
      « En orne de ses feux les velours, les dentelles ; 
      « Tels, nous réjouissions les antiques matins ». 

      « Chantez, lointaines voix, chantez à mon oreille !
      « Résonnez, vieux rochers et profondeurs des bois !
      « Qu'à vos accents émus ma muse se réveille ! 
      « Chantez, voix du passé, le plaisir d'autrefois ! »

      « Mais à quoi bon du sort accuser l'imposture : 
      « Qui pourrait arrêter en sa course le temps ?
      « Souriez au destin, enfants de la nature,
      « Aux bardes immortels tout parle de printemps ». 

      « Le plaisir des esprits ne peut être éphémère : 
      « À son heure il revient avec les ouragans.
      « Oh ! c'est que la nature est notre bonne mère,
      « Et que nos frères sont l'orage et les autans ». 

      « Ô lac, nous t'avons vu jadis en ta jeunesse,
      « Lorsque des Indiens tu portais les canots ; 
      « Nous te voyons encore aux jours de ta vieillesse,
      « Tes bords seuls ont changé ; ce sont les mêmes flots ». 

      « En vain, fouillant le sol, l'intrus Visage-Pâle
      « Voudrait de leurs séjours chasser les manitous ;
      « De tes vagues, ses nefs souillent en vain l'opale : 
      « Rien ne peut empêcher nos divins rendez-vous ». 

      « Le fond de notre lac a gardé ses mystères : 
      « Quand le soleil couchant y baigne ses cheveux,
      « Il voit, de son oeil d'or, nos retraites austères
      « Se creuser sous les flots qu'il crête de ses feux ». 

      « Et l'astre que la nuit allume dans sa voûte,
      « Qu'elle couvre d'un voile à bordure d'argent,
      « C'est encore un ami qui, là-haut, nous écoute,
      « Et dont, au besoin, l'ombre ou le rayon descend ». 

      Ce chant ému se mêle au lacustre murmure,
      Aux éclats de la foudre, au refrain de l'oiseau ; 
      Puis le barde finit son hymne à la nature,
      Et, derechef, ses doigts courent sur le roseau.

      Sa muse de trois soeurs est à l'instant suivie : 
      Trois manitous, qu'anime un souffle du désert,
      Chantent ce qu'ils ont vu dans leurs mille ans de vie.
      Muse, oh ! répète-nous leur sauvage concert ! 


Chant du Nibanabègue


      « Le gouffre est mon palais, avec l'onde je coule",
      Reprend Nibanabègue ; « au plus profond de l'eau,
      « s'endort, à mon côté, le serpent qui se roule
      « Et forme l'arc-en-ciel de son immense anneau ». 

      « Jadis à Métouak (1), la grande île marine
      « Dont Chémanitou (2) fit sa table de travail,
      « Je l'ai vu façonner un monstre dont l'échine
      « Noircissait du levant l'éblouissant émail ».

      « Avant que son auteur lui fît octroi d'une âme
      « Et s'enfermât trois jours dans ses flancs ténébreux
      « Pour y mettre la vie en allumant la flamme,
      « Mon belvédère était le rebord de ses yeux ». 

      « Quand le roi des serpents, pour assouvir sa rage,
      « Engloutit les forêts, les montagnes sous l'eau,
      « Je contemplai Missou, le divin très sage,
      « Des bêtes entouré, flottant sur un radeau ». 


Chant de l'Imakinac


      « Et moi qui suis tombé des étoiles sublimes,
      « Des chutes je suis l'âme », entonne Imakinac ;
      « J'aime les bois rêveurs, les rochers, les abîmes,
      « L'anfracture sonore où mugit un ressac ». 

      « Je suis le confident des brises, du mystère ; 
      « J'habite avec le songe et les illusions,
      « Dans la grotte où se glisse une pâle lumière
      « Par la fente qui baîlle et parle aux aquilons ». 

      « Ma race a pour séjours Québec, le cap Tourmente,
      « Tous les Niagara, le Saguenay, le Bic,
      « Oka, les Rochers-Peints où l'onde se lamente,
      « Et sur l'Abbitibbi, le Sassinanabic ». 

      « Lorsque le grand Missou, délivré du Déluge,
      « Fit tisser des filets aux premiers Indiens, 
      « Michillimakinac fut leur plus doux refuge,
      « Et du site enchanteur nous fûmes les gardiens ».

      « C'est là qu'on nous offrait sous la lune sereine
      « Qui, par solennité, ralentissait le pas,
      « Les calumets, les chants, les grains de porcelaine,
      « Les prières, les voeux, les mystiques repas ». 


Chant du Poukouaginin


      « Je chéris les sommets calcinés par la foudre,
      « Balayés par les vents », dit le Poukouaginin ;
      « La grêle qui crépite et l'eau qui vole en poudre,
      « Et les nuages d'or qui voilent le matin ». 

      « J'admire les bouleaux tordus par la tempête,
      « Les cèdres rabougris suspendus au rocher ; 
      « J'aime des plus grands monts à parcourir la crête,
      « Et, sur le bord croulant du gouffre, à me pencher ». 

     « J'aime l'escarpement où l'aigle fait son aire,
     « D'où l'écho se détourne en poussant les clameurs ; 
     « Le sommet nu, levant sa face solitaire
     « Et que jamais printemps ne couronna de fleurs ». 


Fin du concert


      Ainsi, dans le grand lac, loin des causes d'alarme,
      Tant que les éléments se montrent en courroux,
      Tant que rage le vent et que dure le charme,
      Tant que le veut Oka, chantent les manitous. 

      Le tonnerre se tait, l'obligeante tempête
      Déchire ses rideaux, calme son hurlement : 
      Le soleil reparaît ; à partir, on s'apprête ;
      Sur un signe d'Oka cesse l'enchantement. 

                                       Arthur Guindon (1920) 




Tiré de : Arthur Guindon, En mocassins, Montréal, Imprimerie des Sourds-Muets, 1920, p. 122-136. 


Pour en savoir plus sur Arthur Guindon, voyez les informations biographiques et documents sous son poème Le vieux cadran du Séminaire, de même que le texte de l'artiste Robert Lafontaine, Arthur Guindon, peintre méconnu des légendes autochtones.


Arthur Guindon, p.s.s. (1864-1923)

(Source : Arthur Guindon,
sulpicien et humaniste
)

Le Génie du Lac des Deux-Montagnes,
ci-haut, est tiré du recueil de proses et de
poésies En mocassins, d'Arthur Guindon.
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