mardi 3 septembre 2019

Le Carillon de la Nouvelle-France

La victoire des troupes de Montcalm au Fort Carillon.

Artiste : Henry Alexander Ogden (1854-1936)
(Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)




   Messieurs, quand nous avons appris
   Vos pompeuses approches,
   Il est vrai, nous n'avons pas pris
   De flambeaux ni de torches ;
   Mais pour bien mieux vous honorer,
   D'abord nous avons fait sonner
   Le Carillon de la Nouvelle-France. 

   On dit que le cérémonial
   Vous parut incommode ;
   C'est Montcalm notre général
   Qui l'a mis à la mode ;
   Car dès qu'on voit de vos soldats,
   Il faut qu'on sonne à tour de bras
   Le Carillon de la Nouvelle-France. 

   Vous vous plaignez que tous nos airs
   Vous écorchent l'oreille, 
   Cependant ces brillants concerts
   S'accordent à merveille ;
   Montcalm en marque les accents
   Et ses troupes les contretemps
   Du Carillon de la Nouvelle-France. 

   Vous espériez dans notre fort
   Manger une salade ; 
   Nous vous avons servi d'abord
   Une fine poivrade.
   Vous la trouviez d'un si haut goût
   Que vous n'entendiez plus les coups
   Du Carillon de la Nouvelle-France. 

   Vous avez bien senti les sons
   Différents de nos cloches, 
   Pour en distinguer tous les tons
   Vous étiez un peu proches.
   Il ne fallait point avancer
   Quand vous avez vu commencer
   Le Carillon de la Nouvelle-France.

   Vous n'avez pas vu le plus beau
   De nos cérémonies.
   Si les troupes qu'avait Rigaud
   Se fussent réunies,
   Vous eussiez vu le Canadien
   Sauter et joindre le tocsin
   Au Carillon de la Nouvelle-France. 

   Vous avez dans ce jour perdu
   Vos chapeaux et vos tuques ; 
   Si les Indiens eussent paru,
   Vous perdiez vos perruques.
   Vous eussiez crié, mais en vain,
   L'on n'eût point arrêté le train
   Du Carillon de la Nouvelle-France.

   Un Anglais :

   Merci, messieurs, de vos honneurs.
   Laissons les railleries ;
   Le diable emporte les sonneurs
   Avec les sonneries :
   Quand tout le monde est déconfit,
   L'on n'a pas tort de crier : fi !
   Du Carillon de la Nouvelle-France. 

                    Etienne Marchand* (1758)




Tiré de : revue La Nouvelle-France, juillet 1913, p. 323-325. La chanson a également paru en 1863 dans l'étude littéraire Chansons historiques, d'Hubert LaRue.

* Étienne Marchand est né à Québec le 27 novembre 1707, d'Étienne Marchand, charpentier, et de Marie-Anne Durand. Après ses études au collège de Québec (dit le Collège des Jésuites), il séjourna en France durant trois ans pour y étudier la théologie. Il fut ordonné prêtre par Mgr Pierre-Herman Dosquet le 21 octobre 1731, dans la chapelle du palais épiscopal du Québec.
   Curé de Champlain de 1732 à 1735, il fut nommé curé de l'importante paroisse de Boucherville, poste qu'il occupa de 1735 à 1773, soit durant trente-huit ans. De 1764 à sa mort, il fut grand-vicaire du diocèse de Québec (qui à l'époque s'étendait sur tout le territoire de la Nouvelle-France). 
   Outre la chanson Le Carillon de la Nouvelle-France, ci-haut, il est également l'auteur d'un autre poème satirique, Les troubles de l'Église du Canada en 1728 (à ce sujet, voir les informations ci-dessous). 
   Étienne Marchand est mort à Québec le 11 janvier 1774. 
(Sources : J.-B.-A. Allaire, Dictionnaire biographique du clergé canadien-français : les anciens, Montréal, Imprimerie de l'École catholique des Sourds-Muets, 1910, p. 362 ; Biographi.ca). 

Pour en savoir plus sur Etienne Marchand, cliquer ICI


Le Carillon de la Nouvelle-France, d'Étienne Marchand, a connu un
grand succès chez nos ancêtres de l'époque. Il a été réédité dans le
numéro de juillet 1913 de la revue La Nouvelle-France.



Présentation de la chanson 
Le Carillon de la Nouvelle-France
par le père Hugolin, o.f.m. (pseudonyme 
de Stanislas Lemay, 1877-1938) dans la
revue La Nouvelle-France, octobre 1913 : 



   Carillon ! La magie de ces trois syllabes chargées de gloire française fait vibrer nos coeurs et toujours le fera. La victoire de Carillon est l'une des plus belles, non seulement de l'épopée militaire française au Canada, mais encore des annales de l'humanité. Vingt mille Anglais battus, mis en déroute par trois mille cinq cents des nôtres ! 

   Quid dux ? quid miles ? quid strata ingentia ligna ? En signum ! En victor ! Deus hic, Deus ipse triumphat !
   (Ne vantez ni le chef, ni l'armée, ni ces bois abattus : voici l'étendard ! voici le vainqueur ! C'est Dieu, oui c'est Dieu qui seul, ici, triomphe !)

   ...gravera Montcalm sur la grande croix qu'au lendemain de son triomphe il fera dresser au Dieu des armées. C'était modeste et c'était juste, mais Dieu avait eu, en Montcalm, un "lieutenant" digne de seconder ses desseins, et dans les soldats du général des héros dignes de leur chef. 
   Nous sommes au printemps de 1758. Montcalm dispose de forces numériquement très inférieures ; il ne peut songer à l'offensive, et il se demande avec angoisse quel sera pour cette année le plan d'attaque de l'ennemi. Il l'apprend enfin. Avec toutes leurs forces concentrées sur les ruines de ce qui fut le fort William-Henry, les Anglais vont descendre à Montréal par la voie du lac Champlain et de la rivière Richelieu.
   À la tête du lac Champlain, le seul obstacle qui barre la route à l'envahisseur, le petit fort français, mal bâti, plus mal entretenu, de Carillon. Carillon enlevé de haute main, le chemin de la Nouvelle-France est libre devant l'ennemi...
   Le plan de Montcalm est aussitôt formé : il ira attendre les Anglais à Carillon. [Comme le raconte l'historien français Charles de Bonnechose dans son ouvrage Montcalm et le Canada français :]

   « Son plan était aussi simple qu'ingénieux. Sur la lisière des bois qui, sauf du côté du lac, entourent le fort, s'élève à une demi-portée de canon, devant la place, un mamelon qui le domine. C'était la clef de la position. On décida d'enfermer cette éminence, ainsi que le fort lui-même, dans un retranchement bastionné construit avec des troncs superposés ; en même temps, on déboiserait les entours, et les arbres abattus là resteraient à terre, leurs branches aiguisées servant de chevaux de frise... 
   En s'arrêtant le 6 juillet au soir sous le canon du fort, les troupes aperçurent le nouveau retranchement de huit à neuf pieds de hauteur : il suivait les sinuosités du sol et tous ses bastions de bois se flanquaient réciproquement. Des batteries improvisées et le canon du fort balayaient le bord de l'eau et, à droite, quelques trouées qu'on n'eut pas le temps de fermer. Mais l'abatis projeté pour défendre les approches restait à faire.
   Le lendemain, les officiers, une hache à la main, donnent l'exemple, "les drapeaux plantés sur l'ouvrage". Les érables tombant sur les bouleaux, les hêtres pourpres sur les pins. L'armée travaillait de bon coeur ; cependant elle cherchait des yeux le brave Lévis : "Où est Lévis ?" Enfin le voici : "Vive Lévis !" Il accourait du pays des Cinq-Nations avec quatre cents soldats d'élite. Grâce à ce renfort, le seul qui parvînt à temps, le nombre des combattants sera de trois mille cinq cents. 
   On couche au bivouac : dès l'aube, la générale réveille les bûcherons et la hache de frapper encore. À midi et demi, un coup de canon retentit : c'était le signal. Chaque bataillon, l'arme au bras, est dans son bastion, Royal-Roussillon au centre, avec son drapeau d'ordonnance rouge et bleu. Le soleil de juillet, brûlant en ce climat, "un soleil de Naples", calcinait les rives du Champlain. "Mes enfants, la journée sera chaude", dit Montcalm en jetant à terre son habit. Déjà, aux sons aigus du fifre et de la cornemuse, les Anglo-Américains s'élançaient dans la clairière en quatre colonnes, grenadiers en tête et chasseurs sur les flancs. 
   L'ennemi à cinquante pas du retranchement, les fusils français, jusqu'alors immobiles, s'abaissèrent sur toute la ligne : trois mille balles sifflèrent à la fois, décharge foudroyante au mileu des rangs déjà rompus par les obstacles des abords. Les Anglais vacillèrent sous le plomb, reculèrent, puis revinrent intrépidement à la charge, pour reculer encore et revenir pendant six heures de suite. Effoyable va-et-vient, entremêlé de sorties à la baïonnette, au milieu de l'abatis d'arbres enflammés par la fusillade...
   Vers sept heures du soir les attaques cessèrent, le feu continua sur la lisière de la forêt ; à huit heures il s'éteignit. Était-ce possible ? Les Français ne purent croire d'abord à leur succès. Toute la nuit se passa à compléter le retranchement qu'on s'attendait à voir attaqué le lendemain par l'artillerie. Mais l'ennemi ne revint pus, le découragement des troupes qui s'étaient crues assurées d'une facile victoire, l'ineptie du général, l'ombre de ces grands bois si redoutables dans les ténèbres, avaient changé l'arrêt en retraite, la retraite en panique...
   Telle fut la bataille de Carillon, fait d'armes aussi héroïque qu'inconnu. Pauvre victoire délaissée dont l'histoire de France garde à peine la trace ! Son souvenir semble s'être envolé avec les bruit des cloches qui sonnèrent le Te Deum... » 
Extrait de : Charles de Bonnechose, Montcalm et le Canada Français, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1877. 

   Non, le souvenir en est impérissable, et le nom même des cloches qui alors si joyeusement carillonnèrent sur la Nouvelle-France a été noté par un chansonnier de l'époque. Ses strophes essaiment encore à tout vent de cette musique dont la mélodie fit sur les oreilles anglaises, dit la chanson, le plus lugubre effet :

                   Le diable emporte les sonneurs
                   Avec les sonneries ! 
                   Quand tout le monde est déconfit
                   L'on n'a pas tort de crier : fi !
                   Du Carillon de la Nouvelle-France. 

   Cette spirituelle chanson dut avoir en 1758 une vogue énorme. Son auteur n'est autre que M. Marchand, vicaire général du diocèse de Québec, l'auteur du fameux poème tragi-comique sur Les Troubles de l'Église du Canada en 1728, au sujet de la sépulture de Mgr de Saint-Vallier, second évêque de Québec. C'est du moins ce qu'il appert par l'entête d'une ancienne copie manuscrite dénichée dans un journal écrit en 1801 par un Récollet de Montréal, le frère Bonaventure Deschénaux.

   Au fond, je ne blâme pas messieurs les Anglais, et personne ne les blâmera, de n'avoir pas apprécié la mélodie du Carillon de la Nouvelle-France. Je trouve seulement, parce que je n'en ai pas l'explication, plus étrange leur envie ― et c'est ce à quoi le chansonnier ramène leur partie de campagne aux champs de Carillon ― de venir là s'empiffrer de salade. Cela me fait me ressouvenir gaiement de la petite débauche d'herbe tendre, qu'en un pré de moines passant, le brave âne du bon La Fontaine s'était permise, et qui, à lui aussi, valut un haro ! dans les grands prix. 
Tiré de : P. Hugolin, o.f.m., revue La Nouvelle-France, octobre 1913, p. 320-325. 
  

La présentation ci-haut par le P. Hugolin est basée sur le récit de la bataille de
Fort Carillon par l'historien français Charles de Bonnechose (1833-1918), que

l'on voit ci-dessus, dans son ouvrage Montcalm et le Canada français, paru en
1877 et qui fut couronné par l'Académie françaiseL'exemplaire ci-dessus 
est dédicacé par l'auteur à Pierre-J.-O. Chauveau, premier Premier ministre
 du Québec de 1867 à 1873, écrivain et promoteur de l'instruction publique.

On remarque que sous la dédicace de Charles de Bonnechose se trouve un
ex-dono  manuscrit de Chauveau à son oncle, l'écrivain et juge David Roy,
qui, avec Chauveau, était un proche de l'historien national du Québec,
  François-Xavier Garneau


De plus, ce même exemplaire s'est par la suite retrouvé dans la bibliothèque 

des Franciscains de Québec, la congrégation dont faisait partie le P. Hugolin,
 auteur de l'article ci-haut.  Il est donc très probable que ce soit de cet exemplaire 
que le P. Hugolin ait puisé la longue citation que l'on peut lire dans son article. 

On peut ICI télécharger gratuitement cet ouvrage.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le drapeau de Carillon, le premier ci-haut,
fut brandi par les troupes de Montcalm lors
 de la bataille de Fort Carillon. Cet étendard
est l'ancêtre du drapeau national du Québec,
le Fleurdelisé.

Etienne Marchand est également l'auteur
d'un « poème héroï-comique », Les Troubles
de l'Église au Canada en 1728
, inspiré de la
querelle rocambolesque qui eut lieu au sujet
de la sépulture de l'évêque de Québec, Mgr
de Saint-Vallier
. On a dit de cet essai poétique
qu'il « n'est pas un chef d'oeuvre mais compte
des vers d'une verve satirique remarquable ».

On peut ICI télécharger gratuitement cette
 oeuvre que l'historien Pierre-Georges Roy
avait sortie des oubliettes en 1897.


(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Procurez-vous l'un des quelques exemplaires encore disponibles 
de Nos poésies oubliées, un volume préparé par le concepteur 
du carnet-web des Poésies québécoises oubliées, et qui présente
100 poètes oubliés du peuple héritier de Nouvelle-France, avec
pour chacun un poème, une notice biographique et une photo
ou portrait. Pour se procurer le volume par Paypal ou virement 
Interac, voyez les modalités sur le document auquel on accède
en cliquant sur l'image ci-dessous. Pour le commander par
VISA, cliquer ICI.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire