mercredi 18 septembre 2019

Le Petit Cap de Tadoussac

Arthur Buies (1840-1901)

(Source : Arthur Buies, Chroniques, tome 1,
Presses de l'Université de Montréal)




   Sept hivers ont passé sur la grève déserte
   Du vieux cap où je venais rêver.
             Là, sous la pierre inerte,
   Sous les sapins ombreux où le vent vient jeter
   Les murmures du soir, sous la coupe endormie
   Qui pend comme un long crêpe aux joncs du roc brisé,
             Mon âme est enfouie
   Comme sous la forêt un rameau desséché.

   J'erre depuis sept ans comme un flot sur la plage
   Arrive, puis repart, poussé, puis repoussé,
   Retournant à l'abîme par lui rejeté ;
             Pour moi, pas de rivage
   Où reposer mon cœur ; je vais, quoique abattu,
   Brisé, je marche encore ; si parfois je m'arrête,
   Je ne vois à mes pieds qu'une rive muette
             Près d'un port inconnu. 

   Le fardeau pèse en vain sur mon âme accablée,
   Je n'incline pas plus vers la terre glacée
             Où m'aspire l'oubli. 
   Ma vie est un désert où souffle un vent aride
   Sans éveiller d'échos... mon cœur est dans le vide
             Et le vide est en lui. 

   Je porte mon néant, mon tombeau c'est moi-même,
   Et l'ombre du sépulcre est comme un diadème
             Qui m'entoure vivant ;
   Tel un arbre flétri sous les coups de l'orage,
   Se prépare un linceul de son propre feuillage
             À sa mort survivant !

   Ô rêves d'autrefois ! ô mes jeunes années !
   Dans le flot éternel qui donc vous a poussées
             Si loin de mon regard ?
   Oh ! revenez vers moi, qu'un instant mon cœur s'ouvre,
   Que j'écarte un seul jour le deuil qui vous recouvre,
             Avant qu'il soit trop tard !

   Venez, mes souvenirs, que je vous voie encore,
   Passez devant mes yeux comme la fraîche aurore,
             Qui dorait mes vingt ans !
   Passez, souffles ardents où flottaient les ivresses
   De mes jours enchantés, et qui de vos caresses
             Attendrissiez le temps ! 

   Quel accent triste et doux vient frapper mon oreille ?
   Est-ce le bois qui pleure en courbant ses rameaux ?
             Est-ce le cri de l'hirondelle
   Se mêlant aux soupirs de la vague expirante, 
   Ou les échos du soir qui glissent sur les eaux
             Avec l'ombre rêvante ?...

   Non, je suis seul hélas ! le sentier frissonnant
   Ne rend plus de ses pas le fugitif murmure.
             Je reviens seul, errant
   Avec le souvenir, vivante sépulture, 
   Où le bonheur s'engouffre en laissant le regret,
             Semblable à ce reflet
   Qu'agite le soleil sur une feuille morte,
   Et qui la suit encore dans le vent qui l'emporte.

   Son parfum vole encore parmi les noirs rochers,
   Et la brise, en fuyant sur l'herbe qui se penche,
             Y recueille ses pleurs. 
   J'entends gémir sa voix au sein des flots amers
   Et son souffle qui passe, et l'oiseau sur la branche
             Qui chante ses douleurs. 

   Que j'étais jeune alors ! le temps n'avait pas d'aile.
   Sans vieillir je vivais, et la nuit et le jour,
             Lorsque j'étais près d'elle,
   Se confondaient ensemble, et c'était un amour
   Qui toujours renaissait ; je vivais dans un rêve
   Oublieux de cette heure où tout songe s'achève ;
             Le mien était trop beau !
   Soudain je m'éveillai, j'étais près d'un tombeau !

   Elle est morte ! emportant mon rêve dans son âme,
   Le destin prit son souffle à ma lèvre flottant
             Comme un baiser de flamme,
   Je la tenais encore !... et son œil expirant
   S'éteignait dans le mien ; elle n'eut pour mourir
   Qu'un instant, et qu'un jour pour aimer et le dire.
   Comme la fleur naissante au vent qui la déchire
             S'effeuille sans effort,
   Elle effeuilla sa vie au souffle de la mort. 

                                        Arthur Buies* (1871)



Tiré de : Yolande Grisé, La poésie québécoise avant Nelligan. Anthologie, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1998, p. 309-311. Le poème fut publié pour la première fois dans l'édition du 24 juillet 1871 du journal L'Événement.

Né à Montréal, dans le quartier Côte-des-Neiges, le 24 janvier 1840, de William Buies et de Marie-Antoinette-Léocadie d'Estimauville de Beaumouchel, Arthur Buies a connu une enfance perturbée par sa situation familiale. Peu de temps après sa naissance, avant de s'établir en Guyane anglaise, ses parents le confient avec sa sœur à la garde de deux grandes-tantes maternelles, seigneuresses de Rimouski. 
   De 1849 à 1854, il étudia au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, puis, en 1854-1855, au Séminaire de Nicolet et, en 1855-1856, au Petit séminaire de Québec. Ayant rejoint à Berbice (Guyane) son père, qui l'envoya étudier en anglais à Dublin (Irlande). Le jeune Buies refusa de se plier à cette exigence paternelle et il partit plutôt étudier au Lycée Saint-Louis à Paris, de 1857 à 1859. Il échoua son baccalauréat. Après avoir erré dans une vie de bohème, il rejoignit les troupes de Garibaldi en Sicile, mais, peu enclin à la discipline militaire, n'y resta pas longtemps. 
   Revenu au Québec en 1862, il lança un premier journal, La Lanterne, au contenu farouchement anticlérical, qui dura six mois en 1868-1869. L'année suivante, il fonda le journal L'Indépendant, sans plus de succès. Après plusieurs années vécues dans la précarité, au cours desquelles il se rendit à San Francisco en 1874 puis fonda à Montréal le journal Le Réveil, qui dura de mai à décembre 1876, il fit en 1879 la rencontre du curé Antoine Labelle, dont le projet de colonisation dans les Pays-d'en-Haut suscita de nombreuses chroniques et livres de Buies sur diverses régions du Québec. Il entreprit également des voyages au Lac-Saint-Jean et donna des conférences sur divers sujets dont la langue française.
   Il publia divers ouvrages, dont entre autres : Chroniques canadiennes, humeurs et caprices (1884) ; L'Outaouais supérieur (1889) ; Les comtés de Rimouski, Matane et Témiscouata (1890) ; Récits de voyage (1890) ; La région du Lac-Saint-Jean, grenier de la province de Québec (1890) ; Au portique des Laurentides (1891) ; Réminiscences ; Les jeunes barbares (1892) ; Le Saguenay et la bassin du Lac-Saint-Jean (1896). 
  Arthur Buies est mort à Québec le 29 janvier 1901. Il est inhumé au cimetière Notre-Dame-de-Belmont, à Québec. Le 8 août 1887, il avait épousé Marie-Mila Catellier, à la basilique Notre-Dame-de-Québec. 
(Sources : Yolande Grisé, La poésie québécoise avant Nelligan, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1998, p. 306 ; Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 1, Montréal, éditions Fides, 1980, p. 456 ; Biographi.ca). 

Pour en savoir plus sur Arthur Buies, cliquer ICI


Présentation par Arthur Buies 
de son poème Le Petit Cap


   « Mon cher rédacteur, 

    Je vous envoie une pièce de vers ; ne tombez pas des nues ; cela ne veut pas dire que vous en recevrez d'autres ni qu'une étrange manie s'est emparé de moi. 
   Quand on demeure à Tadoussac, on est naturellement rêveur et l'esprit reçoit une teinte mélancolique qui a besoin de prendre une forme. Voici toute l'histoire.
    À peine ici depuis vingt-quatre heures, je remarquai un jeune homme qui avait l'air pensif, doux et triste, comme la résignation dont l'amertume est bannie, cherchant la solitude, parlant peu, mangeant à la hâte et s'esquivant ensuite sans qu'on sût où il allait. 
   Je m'informai de lui, on me dit qu'on ne le connaissait guère, mais qu'il avait l'habitude de se promener longtemps tous les soirs aux pieds d'un petit cap boisé qu'on me montra à quelque distance de l'hôtel. 
   Poussé par la curiosité, je m'y rendis et ne fus pas longtemps sans apercevoir le jeune homme se promenant solitaire sur la grève, écoutant l'harmonie des flots et levant de temps à autre les yeux vers le ciel, comme dans une prière. 
   J'allai droit à lui. "Je vous suis inconnu, lui dis-je, mais je ne suis pas étranger à la souffrance. Vous semblez avoir un secret qui pèse sur votre cœur ; veuillez me prendre pour un vieil ami et en causer avec moi". 
   C'était un peu brusque. Mais il y a chez tous ceux qui souffrent un penchant invincible à l'expansion. 
   Ce jeune homme qui me voyait pour la première fois s'ouvrit à moi tout entier. Il me raconta qu'il y a sept ans, il avait connu et aimé, sous l'ombre même du cap où nous étions, une jeune fille morte poitrinaire quelques mois seulement après qu'il se fussent juré un amour éternel. Il n'avait pu vaincre la douleur qu'il en avait ressentie. Depuis lors sa vie n'était plus qu'une suite de jours sans rayons, toute machinale, presque inconsciente. 
   Il y avait dans ses paroles un désespoir si profond, quoique tranquille, et une si morne amertume, que je me sentis touché jusqu'au fond de l'âme. Il y a dans une douleur vraie quelque chose qui se communique et en impose à l'imagination la plus fatiguée d'épreuves. 
   Revenu à ma chambre, je me sentis tourmenté et poursuivi par le souvenir de ce jeune homme étrange, qui venait pleurer tous les ans, au même endroit, un amour que tant d'autres eussent oublié, et je ne pus résister au désir de le peindre en vers. Je fis cette poésie d'un trait ; il est vrai que j'y ai passé la nuit, mais jamais nuit ne m'a semblé plus courte et je ne regrette pas de l'avoir dérobée au temps à qui j'en veux de m'avoir compté tant d'heures perdues. 
   Publiez-la, vos lecteurs n'en auront que pour cinq minutes et ils me la pardonneront ». 
(Lettre adressée le 19 juillet 1871 au rédacteur du journal L'Événement et publiée dans l'anthologie de Yolande Grisé, La poésie québécoise avant Nelligan, p. 307-308).  


Le poème Le Petit Cap, ci-haut, d'Arthur
Buies, est tiré de l'anthologie La poésie
québécoise avant Nelligan
, de Yolande
Grisé, parue en 1998  et que l'on peut
encore se procurer en librairie.
 Pour informations, cliquer ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Vue de Tadoussac vers 1865-1870, à l'époque où Arthur Buies y composa son poème Le Petit Cap.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Ce billet autographe d'Arthur Buies, sur lequel on peut lire :
« Tiens, le voilà mon autographe, zut ! » est collé dans un
exemplaire du tome deuxième du livre de Buies intitulé
Chroniques : voyages, etc., paru en 1875 et qui appartenait
au poète Louis Fréchette, ami de Buies.

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Dédicace manuscrite d'Arhur Buies dans un exemplaire
de son livre Au portique des Laurentides, qu'il publia en
hommage au curé Labelle, décédé peu avant. On y lit :
« À mon ami le beau et touchant Philippe Sylvain, lequel
je corromps en vue de spéculations ultérieures.
Souvenirs de l'auteur, Arthur Buies, 30 mai 1891».

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Dédicace manuscrite d'Arthur Buies dans son ouvrage Le Saguenay
et le bassin du Lac-Saint-Jean
et adressée au sous-secrétaire du
gouvernement du Québec, Joseph Boivin. On y lit : « À mon ami
M. Joseph Boivin, Sous-secrétaire provincial, souvenir amical
 d'un auteur aussi honnête que fortuné. Arthur Buies ».

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Le curé Antoine Labelle et Arthur Buies, en 1879, année de leur
rencontre. Buies devint dès lors secrétaire et protégé de Labelle.

(Source : Musée virtuel)

Monument funéraire d'Arthur Buies au cimetière Notre-Dame-de-Belmont,
à Québec. La hideuse et glaçante chose métallique qui surplombe le
monument de facture moderne a été commise par Marcelle Ferron,
qui au Québec moderne est une icône à vénération obligatoire.

(Photo : Madeleine Gagnon, 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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