vendredi 9 août 2019

La partie de cartes

Vieilles dames jouant aux cartes. Buckingham, Québec, 1942.
Sur la photo, on aperçoit Mme Jos Aubé (Parmélia Lalonde), Mme

Janvier Chénier (Rose de Lima Asselin) et Mme Jos Daniel.

(Source : BANQ)




   Un soir... un soir, c'est vague... et soyons méthodiques...
   Oh ! je pourrais fort bien, en restant véridique,
   Prendre au besoin un jour quelconque, sans trier,
   Car l'on joue en juillet aussi bien qu'en janvier... 

   Un soir d'hiver, disons. Vous l'auriez dit vous-même : 
   Les toits, sous leurs bonnets pointus de couleur blême,
   Ont l'air de grelotter dans les vents refroidis.
   Car il fait sec dehors, c'est moi qui vous le dis. 
   Sur les chemins glacés, solitude complète ;
   Au grenier, à grand bruit, plus d'un clou perd sa tête ;
   L'arbre le plus voisin dont on entend la voix
   Semble un spectre souffrant qui souffle dans ses doigts.

   Cinq à six ! Désormais, qu'on fasse un bruit d'enfer,
   Qu'un tonnerre effrayant tombe, même en hiver ; 
   Que la tempête au loin déchaîne ses voix grêles, 
   Le monde extérieur n'existe plus pour elles. 
   On devine un frisson de plaisir sous leur peau !
   L'une a fait la Vilaine, une autre le Capot. 
   Ce n'est pas drôle, allez ! de se faire ainsi battre.
   Elles savent jouer très bien toutes les quatre.
   L'ardeur ne manque pas d'abord, c'en a tout l'air.
   Cependant, par moment on ne voit pas très clair.
   Dames, rois et valets, aux multiples binettes,
   Se placent de travers dans leurs vieilles lunettes.

   À part ce contretemps, bien léger après tout, 
   Pour conduire leur jeu sûrement jusqu'au bout,
   Et puis finalement remporter la victoire, 
   Elles possèdent tout, excepté la mémoire !
   Mais ceci n'est pas fait pour les embarrasser :
   Ainsi donc, c'est toujours la même à brasser ;
   Et puis, quant à l'atout, avant qu'on s'interpelle,
   Il s'en trouve toujours une qui s'en rappelle,
   Affirme, prouve et puis, avouons-le, mon Dieu,
   En a tout bonnement un bon tas dans son jeu.

   Dans le serein oubli des heures militantes,
   Jouez, jouez toujours, Ô ma mère et mes tantes !
   Ouvrez votre vieillesse à la douce gaieté,
   Ce soleil des vieillards, vous l'avez mérité. 
   Dorlotez quelque peu votre vieille existence.
   C'est juste : votre vie est une longue stance
   Dont les vers transparents reflètent tour à tour
   Le calme et la bonté, l'innocence et l'amour. 
   Vous êtes parmi nous, dans notre âge débile,
   Les femmes au coeur fort dont parle l'Évangile.
   Vous avez des labeurs suivi les durs chemins : 
   Vous n'avez pas rougi du hâle de vos mains,
   Et la coquetterie, à cette heure où vous êtes,
   N'a jamais retardé la blancheur de vos têtes.

   En ces jours pas encore par le luxe envahis, 
   Les robes se faisaient en toile du pays,
   Sans guipures au col, sans dentelles aux manches ;
   C'était une toilette à porter les dimanches.
   Les coiffures alors masquaient peu l'horizon ;
   Les souliers se faisaient souvent à la maison.
   Et pourtant, dans la bure et le bonnet de laine,
   La mère, j'en suis sûr, vous n'étiez pas vilaine.

   Et les soirs des moissons pleins de tièdes lueurs,
   Lorsque les Angélus sur les fronts en sueurs
   Versaient leurs tintements sonores, goutte à goutte, 
   Quand les charges de blé, gémissant sur la route,
   Apportaient lentement l'aisance à la maison,
   À cette heure salubre où les champs sentent bon,
   Sous le chapeau de paille au bord large et rebelle,
   Madame, franchement, vous deviez être belle.

   Et puis, n'allez pas croire, amis qui m'écoutez, 
   Qu'on s'enfermait alors dans les austérités
   Et que le dur travail devenait un cilice. 
   Les coeurs avaient leurs jeux et les yeux leur malice ;
   Le poème éternel chantait sous le ciel bleu.
   Le soir on riait ferme et l'on sautait un peu ;
   Enfin, bien qu'on y fût plus sobre et plus apôtre,
   Ce temps-là devait être aussi gai que le nôtre. 
   Et si vous en doutez, par les soirs pluvieux,
   Tout en les approuvant faites parler les vieux. 

   Vous avez bien rempli votre tâche, ô mes vieilles.
   Passez vos calmes jours, passez vos longues veilles
   Dans ces jeux innocents tout pétillants d'entrain,
   Où l'on sait s'amuser sans parler du prochain.
   Allez-y carrément, sans pose et sans étude, 
   Et ne rougissez pas de la vieille habitude
   Qui crispe avidement vos mains sur le tapis ;
   Vous l'avez contractée en glanant des épis,
   Blondes miettes du pain précieux de la gerbe,
   Et loin d'être mesquin, votre geste est superbe. 

                                           Clovis Duval* (1915)



Tiré de : Prosper Cloutier, Histoire de la paroisse de Champlain, tome 1, Trois-Rivières, éditions Le Bien Public, 1915, p. 384-385.


Clovis Duval (1882-1951)

(Source : son recueil Le Bouquet)


*  Louis Henri Clovis Duval est né à Batiscan le 5 septembre 1882, de Pierre Duval, navigateur, et de Séraphine Lahaye. Il fit ses études classiques au Petit séminaire de Trois-Rivières (devenu le Séminaire Saint-Joseph), puis ses études de médecine à l'Université Laval, à Québec. 
   Reçu médecin en 1907, il exerça d'abord sa profession dans son village natal, puis, à partir de 1920, à Rivière-au-Renard, en Gaspésie. En 1927, il s'installa à Montréal, puis à Charlemagne et à Trois-Rivières. 
   Sa véritable passion étant la poésie, à laquelle il s'adonna à partir de 1907, il a publié trois recueils de poésies : Les Fleurs tardives (1923) ; Les Aspects (1936) et Le Bouquet (1950). Il a publié d'autres poésies et des articles dans divers journaux et périodiques, dont Le Nouvelliste et Le Bien public.  
   Chanteur, il donna plusieurs tours de chant à travers le Québec, dont certains eurent pour maître de cérémonie Maurice Duplessis, futur premier ministre du Québec, avec lequel il s'était lié d'amitié. Durant les années 1930, il se rendit en France pour approfondir ses connaissances sur l'art du chant. 
    Atteint d'une maladie cardiaque, il retourna à Batiscan, où il est mort le 22 décembre 1951.
   Le critique littéraire Roger Chamberland a dit de son oeuvre : « Le poète chante la Nature et y puise tout le réconfort que son âme en mal d'une radieuse sérénité voudrait obtenir ».  
   Au sujet du poème ci-haut, La partie de cartes, Thérèse Lafontaine-Cossette rappelle que Clovis Duval avait un amour et un respect profonds pour ses patients et ses ancêtres :
   « Le Dr Clovis Duval s'intéresse aux faits et aux gestes de sa mère et de ses tantes avec émerveillement et gratitude. Séraphine a quatre frères et cinq soeurs. À cette époque, les grands-parents et les célibataires vivent souvent sous le même toit familial, à la vieille maison paternelle. Parfois, les vieux éprouvent des difficultés de mémoire, mais conservent une certaine conscience dans leur milieu ; alors les jeunes surveillent leurs allées et venues. Honore ton père et ta mère, afin de vivre longuement, dit le quatrième Commandement.
Sa mère Séraphine Lahaye, âgée de 95 ans, est inhumée à Batiscan le 31 mars 1936. [...] Ce poète nous invite à toujours accompagner les personnes atteintes d'Alzheimer ». 
(Sources : Dictionnaires Guérin des poètes d'ici de 1606 à nos jours, Montréal, éditions Guérin, 2005, p. 487 ; Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, éditions Fides, 1981, p. 505 ; Thérèse Lafontaine-Cossette, Clovis Duval, dans Héritage (revue de la Société de généalogie du Grand Trois-Rivières, vol. 38, no 4, hiver 2016, p. 33-34 ; Ancestry.ca).

De Clovis Duval, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : Soleil d'hiver


Les trois recueils de poésies publiés par Clovis Duval : Les Fleurs tardives (1923) ;
Les Aspects (1936) ; Le Bouquet (1950). Ces ouvrages sont devenus très rares,
mais on peut trouver ICI Les Fleurs tardives.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

La maison familiale de Clovis Duval, où il est mort en décembre 1951, à Batiscan.
Elle est située à côté de l'église, sur le Chemin du Roy, face au fleuve Saint-Laurent

(adresse civique : 661 rue Principale).

(Source :  Streetview ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Monument funéraire de Clovis Duval et de membres
de sa famille, au cimetière de Batiscan.

(Photo : Daniel Laprès, août 2018 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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Cliquer sur l'image pour l'agrandir.

3 commentaires:

  1. je l'ai reblogué ailleurs

    https://gerdesilets.wordpress.com/2019/08/09/clovis-duval-1882-1951-poete/

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    Réponses
    1. Bonjour M. Désilets. Ravi que ce poème vous plaise et reprenne vie par votre lecture et les lectures qu'en feront les gens qui verront votre blogue :)

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