vendredi 27 octobre 2017

Douleur amère

Charles Daoust (1825-1868)

(Source : Le Répertoire national, vol. 3)




                              À MON AMI 


     Dans ce monde d'un jour où tout fuit et s'efface, 
     Où l'homme, quel qu'il soit, ne laisse pas de trace,
     Comme l'éclair qui brille et disparaît soudain ; 
     Dans ce triste séjour où le riche superbe
     Sans pitié se détourne et foule comme l'herbe
     Son frère abandonné qui demande du pain ; 
     Où tout jusqu'à l'amour, ce sentiment sublime,
     Se transforme en poison entre les mains du crime ; 
     Cher ami, croirais-tu qu'une secrète horreur,
     Qu'un extrême dégoût s'empare de mon coeur,
     Et que, las de porter le fardeau de la vie,
     Las d'avaler le fiel dont ma coupe est remplie, 
     J'attends sans murmurer le moment fortuné 
     De rendre au créateur ce qu'il m'avait donné ?

     Quelquefois mon regard, ennuyé de la terre,
     S'élance vers le ciel, vers cet autre hémisphère,
     Séjour pur, éternel d'un éternel repos,
     Où l'on ne connaît plus la douleur ni les maux ; 
     Et rompant tout d'un coup sa barrière charnelle, 
     Mon âme, feu divin, pure et vive étincelle
     Qui réchauffe ce corps de matière pétri, 
     Vers un monde inconnu, sans toit et sans abri,
     S'élève et plane autour des célestes demeures
     Où l'on ne compte plus ni les jours ni les heures,
     Où du soleil divin les rayons incréés
     Brilleront à jamais sous les parvis sacrés. 

     Et volant sans effort dans les champs du possible,
     Au delà des confins de l'univers visible, 
     Va chercher un bonheur ici-bas inconnu,
     Du sublime sommet quand je suis descendu,
     Quand ce temple de chair réclame sa captive, 
     Quand le temps a repris sa marche fugitive, 
     Et qu'au lieu de mon songe, au réveil écarté, 
     Je n'envisage plus que la réalité,
     Une douleur sans nom vient fondre sur mon âme,
     Qui tantôt, d'un seul bond, sur les ailes de flamme, 
     Avait franchi des cieux les rapides degrés ! 
     Nul astre pour guider mes pas mal assurés ;
     Nulle main protectrice à qui ma main se lie...
     Je parcours inconnu le désert de la vie ! 
     Enfant abandonné, sans fortune et sans nom,
     Au milieu des écueils, poussé par l'Aquilon
     Mon vaisseau sans pilote et battu par l'orage,
     Ira sombrer bien bas et bien loin du rivage ! 

     Naître, vivre, mourir, sans élever les yeux
     Plus haut que le sillon du champ de ses aïeux,
     Se mouvoir ignoré dans un coin de l'espace
     Où la plus longue vie est un songe qui passe ; 
     Telle est pour la plupart des malheureux mortels
     La destinée écrite aux décrets éternels. 
     Né sous le ciel d'azur de la Nouvelle-France, 
     Des songes de bonheur ont bercé mon enfance : 
     Un immense désir vainement comprimé
     Chaque jour s'agrandit dans mon coeur enflammé,
     Comme le flot captif qui bouillonne, terrible, 
     Si l'on met un obstacle à sa marche paisible ! 

     J'ai cherché le bonheur sous les lois de l'amour. 
     Heureuse illusion, qui n'a duré qu'un jour...
     Mon âme s'en fondue en un brûlant délire,
     J'ai senti quelque chose impossible à redire,
     Quand l'objet de mes feux, sensible à la douleur,
     Pour la première fois répondit à mon coeur ; 
     Et d'un bonheur lointain qui lentement s'avance,
     En mots consolateurs, me permet l'espérance !

     « Tendre fleur du printemps, que l'ange des amours
     Te couvre de son aile et protège tes jours ! 
     Bois toujours la rosée à l'abri du feuillage,
     Loin des bords balayés par les vents de l'orage...
     Puisses-tu du bonheur, si rare sous les cieux,
     Goûter et savourer les fruits délicieux ! 
     Ah ! puisse, au dernier jour, puisse ta main chérie
     Répandre quelques fleurs sur ma bouche flétrie !...
     Qu'est-ce que je demande ? ... Une larme, un soupir
     Qui se mêle, en passant, à la voix du zéphir...
     Un dernier mot d'adieu pour mon ombre effacée... »

     Cher ami, je m'égare et ma triste pensée
     Pour exprimer ses vœux ne trouve plus de mots, 
     Comme un son qui s'envole et qui n'a plus d'échos !
     Je veux parler aux cieux... ma prière trop lente
     Sur ma lèvre glacée expire languissante. 
     Ma vie est sans espoir, ma douleur... sans pitié.

     Ciel ! qu'ai-je dit ?... Pardonne, ô divine amitié ! 
     Pardonne au désespoir, pardonne à la faiblesse !
     Oui... quelqu'un sur la terre a compris ma tristesse,
     A souri de ma joie, a pleuré de mes pleurs,
     Et sur ma triste route a jeté quelques fleurs ! 
     Tu comprends, cher ami, ce que mon cœur veut dire. 
     Comme un phare élevé sur lequel le navire
     Guide sa course errante au rivage orageux,
     Ce souvenir chéri, monument précieux, 
     Sourit à mes regards et me fait croire encore
     Aux rêves mensongers d'un bonheur que j'ignore !

     Adieu, cher compagnon de mes plus heureux jours,
     Ô toi dont la tendresse en aplanit le cours !
     Que Dieu veille sur toi ! que son ange te suive
     Jusqu'aux bords redoutés de l'éternelle rive!...
     Encore, encore adieu ! j'ai dépassé le but ; 
     Je m'assieds, je me tais, je dépose mon luth

                                        Charles Daoust (1845)



Tiré de : Le Répertoire national, vol. 3, Montréal, J. M. Valois & Cie Libraires-Éditeurs, 1893, p. 212-214 

Pour en savoir plus sur Charles Daoust, cliquer ICI


Le volume 3 du Répertoire national, d'où
est tiré le poème ci-dessus de Charles Daoust.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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