dimanche 10 octobre 2021

L'École littéraire de Montréal

Membres de l'École littéraire de Montréal en 1921, dont plusieurs sont mentionnés
 dans le poème ci-dessous d'Albert Boisjoly : #1 : Lionel Léveillé, alias Englebert
 Gallèze ; #2 : Alphonse Beauregard ; #3 : Germain Beaulieu ; #4 : Roger Maillet ; 
#5 : Victor Barbeau ; #6 : Joseph-Arthur Lapointe ; #7 : Albert Maillé, alias
« Albert Dreux », #8 : Albert Laberge ; #9 : Henri Letondal ; #10 : Ubald
Paquin ; #11 : Albert Boisjoly (auteur du poème ci-dessous) ; #12 : Isaïe
Nantais
; 13 : Berthelot Brunet.
 

(Source : Richard Foisy, L'Arche, un atelier d'artistes dans
le Vieux-Montréal
, Montréal, VLB Éditeur, 2009, p. 108 ;
 cliquer sur l'image pour l'élargir)




(Pour en savoir plus sur les personnages évoqués dans le poème, cliquer sur leurs noms)



            RÉMINISCENCES

   Où sont, dirait Villon, ces écrivains d'antan ?
   Quelques-uns sont partis et triment chez Satan
   Ou chez les séraphins s'exercent sur la harpe !
   Mais les vivants ? Ceux-là dont la muse en écharpe
   Parvenait à vibrer aux soubresauts du cœur ?
   Ceux-là qui se donnaient de l'encensoir vainqueur : 
   Du dramaturge éphèbe au vieux pamphlétaire ?
   Ceux qui virent grandir l'École littéraire
   Et la virent tomber ? ― Combien ont survécu
   Aux rudes coups du temps, qui m'a quasi vaincu ?

   Germain Beaulieu, ce doux artiste, presque aveugle,
   Préférant l'orthoptère à la vache qui beugle,
   Et qui, certaine fois, ne sachant pas tirer 
   Mais chassant une grive, en fut triste à pleurer  !

   Léveillé, l'Englebert Gallèze de ces dames, 
   Qui racontait en vers de si tragiques drames ;
   Ce chantre canadien qui, plus fort que Pagnol, 
   Sut donner tant d'accent au joyeux rossignol(1)
   Que nous ne savons plus sur quelle note il chante ;
   Ce Prince de la Belle au Bois, vraiment méchante,
   Qui feignait de dormir tandis qu'il en rêvait
   À la claire fontaine où son cœur s'abreuvait  !

   Et Dreux, ce rondelet amant de Polymnie
   Qui trouva que les soirs d'amour sont au génie
   Ce que la blonde bière est aux reins maladifs
   Et qui vient m'avouer, pris de regrets tardifs,
   Qu'une Margot dodue, en chair tendre et peu rare,
   Vaut mieux qu'une Vénus en marbre de Carrare

   Où sont-ils maintenant ? Ferland, ce bûcheron
   Qui chanta son pays comme un fier ouaouaron(2)
   Dumont, le taciturne et généreux libraire 
   Qui vivait pour ouïr comme d'autres pour braire ;
   Loranger, le maçon de ces vers ambigus 
   Qui me donnaient, hélas ! des maux de tête aigus ;
   Lapointe, caressant Euterpe bien-aimée
   Avec du reportage en gazette rimée(3)
   Ceux-là sont morts, s'il faut en croire les journaux,
   Et font dans la musique ou dans les hauts fourneaux.

   Mais Laberge ! Le père immortel de La Scouine,
   Qui fouillait la beauté de son regard de fouine
   Et qui, ne pouvant pas se nourrir de lauriers, 
   Assujettit son âme aux travaux roturiers  !
   Vit-il encore ? A-t-il atteint l'âge bonasse 
   Où l'on occupe un siège au Sénat du Parnasse ?

   Qui venait à l'École en bombant le poitrail
   Et qui, sans dérougir et sans craindre Valdombre,
   Lisait jusqu'au matin des chapitres sans nombre !
   Ployé sous le remords, couvert de talismans, 
   Croit-il bon d'expier en lisant ses romans ?

   Et Doucet ? Ce Breton bretonnant sans vergogne, 
   Prince à Québec, ailleurs ce poète-cigogne 
   Qui, bien avant Poirier, eut la distinction 
   D'unir deux fiers prénoms par un trait d'union ! 
   Un soir, qu'il présidait un banquet au blé d'Inde
   Où s'étaient réunis les montagnards de Pinde
   Il dit, en promenant sur nous son œil pensif,
   ― Je n'ai pas de vaisseau taillé dans l'or massif
   Et je me sers toujours du vieux canot d'écorce. ―
   Après un court instant, il se gonflait le torse 
   Pour alors ajouter, dans son plus pur français : 
   ― Ramez, mes chers amis, ramez : c'est le succès ! ―

   D'autres sont bien vivants, et que Dieu m'en protège ! 
   L'esculape Boucher, et Denis(4), le stratège ; 
   Panneton, ce docteur qui se fit arpenteur ;
   Barbeau, le grammairien et le dissertateur ! 

   Et Berthelot Brunet ? Certes, il vit encore ! 
   J'entends, même d'ici, sa voix mâle et sonore
   Sermonner Armandine, et de belle façon,
   Pour un malheureux trou laissé dans un chausson.
   Se souvient-il toujours de ces soirs, à l'École, 
   Où je lisais souvent, selon le protocole, 
   Des poèmes trop longs forgés dans mon cerveau ?
   Tout le monde bâillait et j'avais l'air d'un veau ;
   Je voyais dans les yeux des lueurs d'ironie.
   Mais Dumont me soufflait : ― Vous avez du génie. ―
   Comme Brunet le voit, je n'ai guère changé,
   Nonobstant mon gros ventre et mon cœur plus chargé : 
   J'écris, comme autrefois, des poèmes trop longs.

   Puisqu'il nous faut parler des bien vivants, parlons
   De Valdombre, un fameux et bouillant pamphlétaire
   Obligeant, par plaisir, le tonnerre à se taire
   Comme avec le soleil s'amusait Josué
   Ce maître, après avoir cherché, peiné, sué, 
   Se découvrit, un jour, une double nature, 
   Espèce de Jekyll et Hyde en miniature,
   Et devint, d'un seul coup de son cerveau d'acier,
   Valdombre, pamphlétaire, et Grignon, romancier ! 
   On n'oubliera jamais cette innocente table
   Qui s'écroulait, un soir, de façon lamentable
   Quand ce Titan, lisant un écrit valeureux, 
   Martelait de ses poings le mobilier de Dreux ! 
   Aujourd'hui, possesseur d'une formule neuve, 
   Il nous fait admirer, dans un beau roman-fleuve,
   Un héros amassant les piastres sac par sac, 
   Comme n'en a jamais conçu le vieux Balzac. 
   Plus mâle que Paquin s'il est moins prolifique, 
   Grignon a su bâtir une œuvre magnifique ! 

   Letondal n'est pas mort ! C'est même un bon vivant 
   Qui nous pend, sans effort, un calembour savant, 
   Et qui fait dans le drame et dans la comédie
   Au point que "mame" Gouin en est abasourdie !
   Roland, prêt à briser sa fière Durandal
   Se tourna vers Alpha Tondal ― dit le Tondal ―
   Pour dire, amèrement : ― Si le vieux Charlemagne,
   Assis devant un plat d'escargots au champagne,
   Préfère au son du cor les propos de Denis, 
   Tondal, mon cher copain, nous sommes tous finis ! 
   Mais avant de briser sur le roc mon épée,
   Et pour mourir en paix au seuil de l'épopée, 
   Il me faut ton pardon !... Alpha, pardonne-moi !...
   Je t'ai si mal prouvé mon amitié pour toi. 

   Dumont, qui ramassa cette miette historique
   Dans un grimoire ancien écrit en hébraïque,
   A toujours prétendu, document à l'appui, 
   Que le sang de Roland bout encore aujourd'hui. 
   Jamais un Letondal, petit ou grand de taille, 
   Ne refuse un défi, n'évite une bataille ; 
   C'est pourquoi notre Henri, dans un exploit nouveau,
   Oppose à Séraphin l'intrépide Bravo !

   Et voilà tous ces preux que j'ai connus naguère !
   Du sobre grammairien au stratège de guerre, 
   Sans compter Beauregard, le parfait magister,
   Maillet, ce vieil ami de l'aïeul De Kuyper,
   Et Desaulniers, le doux, le suave poète
   Qui traçait dans l'azur un lent vol de mouette !

   Mais combien, des vivants, se rappellent de moi ?
   L'autre jour, je sentis mon cœur s'emplir d'émoi
   Quand Valdombre, essouflé, me défonça le ventre
   En sortant d'un bistro comme un ours de son antre,
   Et sans dire : ― Bonjour ! ― ou même s'excuser !
   Mais je me souviens d'eux, et c'est pour m'amuser
   Autant que pour troubler ce vieux Brunet que j'aime,
   Que je les ai dépeints en un si long poème ; 
   Un vrai poème-fleuve, écrit sans style afin
   D'imiter ces romans qui s'allongent sans fin ! 

                                         Albert Boisjoly(1944)



Poème paru dans les quotidiens Le Devoir du 10 juin 1944 et Le Droit du 29 juillet 1944.

(1) : Boisjoly évoque ici le recueil de poésies intitulé Chante Rossignol, chante, que Lionel Léveillé alias « Englebert Gallèze » a publié en 1925.  

(2) : Évocation du poème Les ouaouarons, inclus dans le livre troisième du recueil d'Albert Ferland, Le Canada chanté, paru en 1909. 

(3) : Une « gazette rimée » est un petit poème léger et humoristique sur un fait d'actualité et publié dans les journaux. 

(4) : Il s'agit probablement du journaliste Fernand Denis (1900-1975), cofondateur avec Roger Maillet du Petit Journal. Maillet est également évoqué dans le poème. 


*  Albert Boisjoly est né à Montréal le 8 février 1901, d'Ulric Boisjoly, cordonnier et chauffeur de tramway, et d'Anna Martineau. On ne dispose jusqu'à présent d'aucune information quant aux institutions d'enseignement qu'il a fréquentées. Il pratiqua la profession de comptable.
   Il fit preuve d'un talent littéraire précoce. Dès l'âge de seize ans, ses poèmes étaient acceptés par divers journaux. En 1921, à l'âge d'à peine vingt ans, il fut recruté par Englebert Gallèze et admis au sein de l'École littéraire de Montréal, dont il fut le cadet et le secrétaire en 1923-1924.
   On retrouve de ses poésies dans les journaux et périodiques suivants, à partir de 1917 jusqu'à 1948 : Le Passe-Temps ; Le Canard ; Le Devoir ; Le Pays ; Le Bulletin des agriculteurs ; Le Droit ; Le Canada.
  Il prit part à certains débats et polémiques littéraires et politiques. Nationaliste, il a notamment critiqué sévèrement les adeptes du parti libéral dans un poème, Le Héros, paru dans Le Devoir en 1944. Dans les journaux et périodiques, l'orthographe de son patronyme s'écrit indifféremment Boisjoly ou Boisjoli.
   Durant les années 1940, il avait fondé les Éditions Boisjoly, qui publiaient des romans en format bon marché signés par lui-même ou par d'autres auteurs.
   Albert Boisjoly est mort à Montréal le 10 novembre 1951. Il avait épousé Alice Bourgeois le 7 septembre 1920, à la paroisse Saint-Édouard de Montréal. 
(Sources : La Patrie, 20 novembre 1951 ; Ancestry.ca ; Germain Beaulieu, Nos immortels, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1931, p. 41-47).

Pour en savoir plus sur Albert Boisjoly, voyez le volumineux dossier sous son poème La nuit et le poète (cliquer sur le titre).


Albert Boisjoly (1901-1951)

(Photo tirée d'une mosaïque de portraits des
membres de l'École littéraire de Montréal en
1921, publiée dans Richard Foisy, L'Arche)



Pour en savoir plus sur l'École littéraire de Montréal
 et ses membres dont il est fait état dans le poème
d'Albert Boisjoly ci-haut, cliquer sur cette image : 


Caricature d'Albert Boisjoly par 
Albéric Bourgeois dans Nos
immortels
, de Germain Beaulieu.


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