mercredi 2 mai 2018

Rêveur

Lionel Léveillé alias « Englebert Gallèze » (1875-1955)

(Source : Richard Foisy, L'Arche, Montréal, VLB éditeur, 2009)




   Pauvre rêveur de mauvais rêves !
   Doux mendiant d'illusions
   Hanté, sur les routes, sans trêve,
          D'étranges visions.

   Au cours de ses vagabondages,
   Quand il passait, dans les soirs bruns,
   Les bois lui donnaient leurs ombrages
          Et les fleurs leurs parfums.

   Les fougères, au bord des sources,
   Disaient, accueillantes toujours : 
   "Attardez un peu votre course
          Sur nos bancs de velours." 

   Dans le bruissement des vagues,
   Dans le tintement des beffrois,
   Il distinguait des phrases vagues ; 
          Reconnaissait des voix : 

   "Est-il plus sublime carrière
   Que celle du Maître-Pinson ?...
   Que résider dans la lumière
          Et vivre de chansons ?"

   Il rêvait que la vie est bonne,
   Que le sol par l'homme habité 
   Est un temple où l'amour rayonne,
          Un jardin de beauté,

   Lorsque soudain ― réveil perfide ― !
   Devant son rêve s'est dressé
   Un spectre à la face livide,
          Au regard angoissé,

   Qui lui dit : "Jamais ne t'arrête.
   Marche ! tu n'as pas d'autre sort
   Que de marcher comme la bête,
          De la vie à la mort. 

   Forçat qu'un peu d'espoir enivre,
   Courbe le dos sous ton destin
   Et traîne le fardeau de vivre,
          Plus lourd chaque matin."

   Alors, revenant vers les villes
   Dont la fatigue l'assaillait,
   Il vit qu'à ses douleurs serviles
          Un ange souriait. 

   Et son âme assuma la forme
   Que réclamait le dur labeur,
   Pareille au métal que transforme
          Le doigt d'un enchanteur.

   Ange d'amour, dans l'ombre humaine,
   Quand s'allument tes sombres yeux,
   Que font au prisonnier ses chaînes ?
          Sa honte au miséreux ?

   Dans l'extase de ton ivresse
   Tu mêles, en d'étranges mots,
   La volupté d'une caresse
          Au charme d'un sanglot.

   Tu fais chanter, tu fais maudire,
   Et, nul plus que toi, dans un cœur, 
   Ne sait retourner en délire
          Le tourment du bonheur. 

   Tu lui disais : "Tes plus beaux rêves,
   Que sont-ils près du feu sacré
   Dont, pendant nos étreintes brèves,
          Je te consumerai." 

   Puis, voilà que ce divin songe,
   Un souffle impur le profana ; 
   La voix sinistre du mensonge,
          Dans l'ombre, ricana. 

   Et, pris d'une peur insensée
   D'avoir vu mourir son espoir,
   Il s'enfuit, cherchant sa pensée
          Dans l'inconnu du soir. 

   Pauvre rêveur de mauvais rêves !
   Doux mendiant d'illusions
   Hanté, sur les routes, sans trêve,
          D'étranges visions. 

     Lionel Léveillé*, alias Englebert Gallèze (1910)




Tiré de : Englebert Gallèze, Les Chemins de l'Âme, Montréal, Daoust et Tremblay Imprimeurs et Éditeurs, 1910, p. 79-85. 

* Fils de Stanislas Léveillé et de Georgiana Desrosiers, Lionel Léveillé, dit Englebert Gallèze, est né à Saint-Gabriel de Brandon le 27 novembre 1875. Il fait ses études au Séminaire de Joliette et s'inscrit en droit à l'Université de Montréal. Admis au barreau en 1907, il exerce sa profession à Montréal.
En 1915, il travaille à la rédaction de La Presse, mais revient, trois ans plus tard, à la pratique du droit. En 1929, il entre au bureau du protonotaire, au Palais de Justice de Montréal, où il rédige les jugements.
Il collabore, sous le pseudonyme d'Englebert Gallèze, à la Revue canadienne, au Bulletin du parler français au Canada, au Terroir, au Nationaliste et au Devoir. Membre de l'École littéraire de Montréal depuis 1908, il en est le président pendant quatre ans (1919-1923) et le vice-président par la suite. Il est aussi membre de la Société des Écrivains canadiens. Il a publié quatre recueils de poésies : Les Chemins de l'Âme (1910), La Claire Fontaine (1913), Chante rossignol, chante (1925) et Vers la lumière (1925). 
Il est mort à Montréal le 11 mai 1955. Il avait épousé Françoise Lavigne le 26 février 1924.
Le critique littéraire Louis Dantin a dit de la poésie de Léveillé : « Ses vers s'inspirent très souvent d'une maxime, d'un dit populaire, d'un couplet de notre folklore, dont ils développent le motif et autour duquel ils s'ordonnent comme les cristaux autour de leur axe. [...] Cette poésie 
[...] dénote un art réel, contient une signification et un attrait bien définis ». 

(Sources : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, éditions Fides, 1987, p. 221 ; Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, éditions Fides, 1989, p. 886). 

De Lionel Léveillée, alias Englebert Gallèze, les Poésies Québécoises Oubliées ont également présenté : Les quêteux (cliquer sur le titre).


Les Chemins de l'Âme, d'Englebert Gallèze,
d'où est tiré le poème Rêveur, ci-haut.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Dédicace manuscrite d'Englebert Gallèze dans son recueil
Les Chemins de l'Âme.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Mention du décès de Lionel Léveillé
dans Le Devoir, 12 mai 1955, p. 3.

Notice nécrologique parue dans
Le Devoir, 12 mai 1955, p. 12.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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