La terrasse Dufferin, jadis dite terrasse Frontenac, à Québec, 1902. (Source : Musée national des beaux-arts du Québec) |
Je n'ai vu, ni Venise un soir à sa gondole,
Ni Naples, ni l'Etna : pourtant, je m'en console !
Ni Naples, ni l'Etna : pourtant, je m'en console !
Car j'ai vu, rayonnant au soleil de midi,
Québec, perché là-haut comme un aigle hardi.
Je l'ai vu panaché de verglas et de brume,
Et je l'ai vu l'été sous son plus beau costume.
Mais je l'ai vu, surtout, le soir, quand le soleil
Teint tous ses horizons de pourpre et de vermeil.
Pour chanter à l'envi ses larges paysages,
Montons à la Terrasse, à dix pieds des nuages.
Sous ces kiosques chinois n'allons pas nous asseoir :
Pour mieux jouir encor de la fraîcheur du soir,
Pour n'avoir sur les yeux ni coupoles ni voiles
Qui nous cachent un coin de ce ciel plein d'étoiles,
À la grille de bronze accoudons-nous, rêveur ;
Et là, volent mes vers : ils vont partir du cœur !
Je t'aime, ô ma Terrasse, ô ma Terrasse unique :
Ta rivale n'est pas sur ce sol d'Amérique.
Je t'aime, ―et l'étranger toujours t'appellera :
L'étincelant bijou de mon beau Canada !
Je t'aime, ô ma Terrasse aux aspects grandioses :
Il voltige à ton front des souvenirs si roses !
Quel Canadien n'a pas, par un beau soir d'été,
Connu l'enivrement de ton site enchanté ?
Humé, grisé d'espoir, l'arôme de tes grèves,
Aux lèvres le cigare, au cœur les plus doux rêves ?
Et qui ne se rappelle avoir, ô ma Terrasse,
Ivre de bonne humeur, de silence et d'espace,
À la seule clarté de tes nuits d'Orient,
Causé sans gêne ici, jusqu'à minuit, souvent ?
Après avoir sous clef, le soir, à son bureau,
Mis ces mille soucis qui brûlent le cerveau,
Quel flâneur, gravissant ta superbe falaise,
N'a senti sa poitrine enfin respirer d'aise
Devant ce paysage où la nature et l'art
Conspirent à l'envi pour charmer le regard :
Ce paysage frais, gracieux et sublime,
Ces monts d'azur où l'œil vole de cime en cime,
Ces monts lointains sur qui des nuages brillants
Passent à gros flocons comme des aigles blancs.
Là, la grande cascade au refrain monotone ;
Puis l'île d'Orléans, dont chaque toit rayonne ;
Ici, Lévis qui prend fièrement son essor
Comme un gai satellite autour d'un soleil d'or ;
Puis là-bas, Charlesbourg, sur un terrain qui penche,
Semblant sortir du bois comme une perdrix blanche.
Puis de riants coteaux couronnés de villas,
Des forêts de sapins, des bosquets de lilas ;
Puis, pour miroir à tout, cette rade profonde
Où les vaisseaux, venus des quatre coins du monde,
Perdant souvent leur ancre en nous disant bonsoir,
Semblent laisser leur cœur et nous dire : au revoir !
C'est un enchantement : plus de mélancolie !
L'espoir vous monte à l'âme, et vous aimez la vie !
Dans cette rade en feu, sous ce ciel de saphir,
Votre œil ému croit voir un reflet d'avenir ! […]
De ce cap Diamant qui vit Montcalm mourir,
À qui Dieu dit un jour : Cède, mais sans rougir !
De ce vieux boulevard teint de sang et de gloire,
Terrasse ! N'es-tu pas le témoin qu'il faut croire ?
Ces nuages dorés, qui flottent dans ton ciel,
Ne sont-ils pas pour toi comme un nimbe immortel ?
Je t'aime, ô ma Terrasse, et je veux qu'on t'admire :
Car vois-tu, ―laisse-moi le dire et le redire,―
Vois-tu, le Créateur, l'artiste magistral,
Creusa sous tes regards un fleuve si royal !
Pour se mirer au sein de ces ondes verdâtres,
Il inclina si bien les bleus amphithéâtres !
Ce peintre de l'Eden, de son brillant pinceau,
Sut si bien nuancer tout ce divin tableau,
Ce tableau fait exprès, ô ma belle Terrasse,
Pour mieux mettre en relief ton orgueil et ta grâce !
Vraiment, Dieu, prodiguant les îles et les monts,
Pour cadre t'a donné ses plus beaux horizons !
Mais quand il eut vidé sa corne d'abondance
Dans les plis verdoyants de ton pastel immense,
Il t'empourpra surtout d'un si divin reflet
En y faisant jouer les drames que l'on sait !
Je t'aime ! Et pour te peindre, oh ! ma strophe est bien pâle
Car sur le globe entier tu n'as pas de rivale !
Laisse-moi t'appeler dans mon cœur, dans mes vers :
Le bijou préféré de ce bel univers !
Mais ton panorama ―cette crainte me navre―
Deviendrait à mes yeux morne comme un cadavre
Si jamais, du sommet de ton site adoré,
L'œil devait contempler un pays égaré !
Tu sembles ceindre au cœur la vieille citadelle :
D'un passé plein de foi sois le blason fidèle !
Que la foule peuplant ton balcon souverain
Ne rougisse jamais du credo de Champlain !
Ce qui charme, vois-tu, sur ces monts, dans ces plaines,
Ce sont ces blancs clochers qui brillent par centaines,
Et qui lancent, joyeux, vers le gai ciel natal,
Leur concert d'angélus si grand, si musical.
Ô Terrasse ! Puisse-tu, pour l'âme et les oreilles,
Garder autour de toi ces vibrantes merveilles !
Ô pays que j'adore, ô mon pays si beau :
Avant d'être apostat, descends dans le tombeau !
Ma Terrasse, je t'aime ! Et si l'on veut sourire,
Voici tout le secret qui fait chanter ma lyre :
Mon pays, dont ici je sens battre le cœur,
Rayonne, palpitant, dans ta riche splendeur !
Apollinaire Gingras (juin 1881)
Tiré de : Abbé Apollinaire Gingras, Au foyer de mon presbytère, Québec, Imprimerie A. Côté et Cie, 1881, p. 177-181.
Pour en savoir plus sur Apollinaire Gingras, voyez la notice biographique et les documents sous son poème Le marécage (cliquer sur le titre).
D'Apollinaire Gingras, les Poésies québécoises oubliées ont également publié La cabane à sucre et Du fond du lac ― Du fond de l'âme (cliquer sur les titres).
D'Apollinaire Gingras, les Poésies québécoises oubliées ont également publié La cabane à sucre et Du fond du lac ― Du fond de l'âme (cliquer sur les titres).
Le poème La Terrasse Frontenac, ci-haut, est tiré du recueil de l'abbé Apollinaire Gingras (1847-1935), Au foyer de mon presbytère. (Source de la photo : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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