mercredi 13 janvier 2021

Chant du soir

Benjamin Sulte (1841-1923)

(Source : Hélène Marcotte, Benjamin
Sulte, cet inlassable semeur d'écrits
)





                 À mon ami Oscar Dunn.


   J'aime entendre l'écho des fraîches sérénades
   Mollement apporté par les brises de la nuit,
   Ou le bruyant appel des folles mascarades
         Faisant la guerre au sombre ennui. 

   J'aime entendre le soir les fanfares lointaines
         Des bouviers guidant les troupeaux ; 
   J'aime entendre tomber au bassin des fontaines
         Les gouttes du cristal  des eaux. 

   J'aime les soirs d'été, si beaux dans nos campagnes,
   Si chers au travailleur qui recherche le frais,
   Quand le vent parfumé qui descend des montagnes
   Nous apporte en passant les concerts des forêts. 

   J'aime nos bois touffus, nos riantes collines,
   Où m'écartent souvent de fantasques esprits,
   Lorsque, fuyant toujours les routes trop voisines,
   J'enfonce plus en plus, songeur, dans les taillis.

   Là, qu'une source pure en murmurant m'arrête,
         M'invitant à me rafraîchir,
   Comme l'oiseau distrait, ma muse toujours prête
   S'abat sur la pelouse où l'onde aime à courir. 

   Je vais papillonnant par les champs de l'espace,
         Plongeant dans un vague enchanteur, 
   Oublieux des regrets dont ma pensée est lasse,
   Heureux d'être incompris et seul dans mon bonheur.

   Le soleil qui s'enfuit marque de flots rougeâtres
         Les bords du lointain horizon ;
   L'ombre des sapins verts tremble aux lueurs fôlatres
         Du jour mourant sur le gazon.

   Le ruisseau, calme et pur, coule ses eaux tranquilles
         Sur sa couche de blancs cailloux.
   La rivière se tait en contournant ses îles
         Et s'endort sur le sable doux. 

   Seul avec ma pensée, au pied rugueux d'un hêtre,
         Je viens m'asseoir silencieux,
   Ému par ce tableau que j'apprends à connaître
         Et dont l'artiste est dans les cieux. 

   C'est l'heure où les enfants, tapis près de leurs mères,
   Écoutent, frissonnants, les récits redoutés,
   Où l'esprit, dominé par de vaines chimères,
   Croit voir des revenants surgir de tous côtés. 

   Alors, à travers champs, que les vieilles ballades
   Viennent remplir les airs d'un charme accoutumé :
   Avec ses airs traînants, ses bizarres roulades
   Et ses vieux souvenirs d'un passé bien-aimé, 
   Qu'un chant de voyageur, héroïque et sonore,
   Me berce brusquement au coup des avirons ; 
   Que la voix d'un conteur dise et redise encore
         La légende des environs,
   J'écoute avec amour ces poèmes étranges
         Dont les héros sont oubliés,
   Et je crois voir glisser leurs vaillantes phalanges
         Dans les cimes des peupliers !

   Sur tout ce qui m'entoure, arbres, fleurs et prairie,
   Je retrouve un amour perdu dans le passé,
   Un écho de mon cœur, un reflet de ma vie
   Étouffé quelquefois, mais jamais effacé !

   Les champs couverts d'épis caressés par la brise,
   Qui mêle leur senteur à l'arôme des bois ; 
   Dans l'air un son plaintif comme un luth qui se brise
   Avec des mots touchants qui pleurent dans la voix.

   Le soleil s'est perdu par-delà la colline,
   L'astre des nuits nous jette un éclat incertain,
   Et ce rayon discret, qui jusqu'à moi s'incline,
   Reporte ma pensée en un site lointain...

   Ô champs où le destin n'a pas tracé ma vie,
   Puissiez-vous me revoir comme un de vos enfants,
   Mêlant mon existence à la leur que j'envie,
   Pour me faire oublier de trop cruels instants ! 

   C'est à vous que toujours vient mon âme isolée
         Avide de recueillement,
   Car pour se retremper, la pauvre désolée
   Vers de bruyants plaisirs s'en irait vainement. 

   Qu'il est bon de goûter, à ces heures chéries,
   La paix d'un cœur tranquille en dépit de ses maux,
   Et de laisser venir les douces rêveries
   Nous ravir à la terre au bruit mourant des eaux. 

   Qui ne serait poète en ces moments étranges
   Où rien n'attache plus nos regards ici-bas,
   Tandis que l'âme, enfin, s'envole avec les anges
   Qui dans l'ombre des nuits l'attirent vers leurs bras !

                                   Benjamin Sulte (1869) 



Tiré de : Benjamin Sulte, Les Laurentiennes, Montréal, Eusèbe Senécal imprimeur-éditeur, 1870, p. 173-177. 

Pour en savoir plus sur Benjamin Sulte, cliquer ICI

Voyez également les documents biographiques et iconographiques sous les autres poèmes de Benjamin Sulte présentés par les Poésies québécoises oubliées


Voyez également l'Épitre à mon ami Sulte, de Pamphile Le May. 


Chant du soir, ci-haut, est tiré du recueil
Les Laurentiennes, de Benjamin Sulte. On
peut télécharger gratuitement ce recueil ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Dédicace manuscrite de Benjamin Sulte dans
son recueil Chants nouveaux (1880). 

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Buste de Benjamin Sulte au parc Champlain, à Trois-Rivières.

(Photo : Daniel Robert ; source : Wikipedia)
Benjamin Sulte repose au cimetière Saint-Louis, à Trois-Rivières.

(Photo : Daniel Laprès, 2016)


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