lundi 11 juin 2018

Épître à mon ami Sulte

Pamphile Le May (1837-1918)

(Source : Québec éternelle, p. 118)



              À Benjamin Sulte


   Je dépose la plume et je me mets en grève,
   Les ans que j'appelais ont emporté mon rêve ;
   C'est le réveil. Je vois le monde tel qu'il est : 
   Égoïste d'abord, puis, ensuite, assez laid.
   Il m'attriste, le monde, et pourtant il m'amuse.
   Quel grouillement étrange autour de moi ! Ma muse
   Y trouverait peut-être un fort joli sujet,
   Et mon esprit frondeur, peut-être un nouveau jet. 

   Mais pourquoi ? L'on se tait quand personne n'écoute.
   L'argent sonne plus fort que la lyre. Il m'en coûte
   De ne plus me bercer de mon rêve divin.
   Les sommets bleus sont beaux, mais l'ombre du ravin
   Est douce au voyageur fatigué de la route. 
   L'approche de l'hiver met ma verve en déroute ; 
   Il neige sur ma tête, et je sens de l'effroi.
   Devant le beau, devant le grand il reste froid
   L'hôte que l'on convie au festin littéraire ;
   Mais je m'occupe peu d'un succès temporaire,
   Et si ma vieille plume écrit avec émoi,
   C'est pour les autres, Ben, tout autant que pour moi. 

   Plus l'écrivain est nul, plus il fait de tapage ; 
   Pour lui l'idée est vaine, il ne voit que la page ; 
   Il bat la grosse caisse avec un bras lourdaud,
   Et capte la faveur du pleutre et du badaud. 

   La foule est ignorante ; elle aime la fadaise,
   Un bouffe, un arlequin la fait trépigner d'aise. 
   Toute étude l'ennuie, et le livre nouveau
   Va souvent, ironie ! envelopper le veau. 

   Un jour ou l'autre, Sulte, il faut plier bagage.
   Si c'était aujourd'hui ?... Tu vas rire, je gage,
   Et dire que demain j'écrirai tout autant.
   Oui, si mes créanciers, pour de l'argent comptant,
   Veulent prendre, demain, et mes vers et ma prose, 
   Afin que je m'achète une vieillesse rose. 
   Ils ne le feront pas. Ils diront, pour raison, 
   Que l'esprit sous nos cieux ne peut tenir maison.

   Pour comble de malheur, le bien que j'ai pu faire,
   Un tartufe peut-être, habile à contrefaire, 
   Et tirant de son sac un nouvel argument,
   Viendra me le souffler au jour du jugement,
   Et, si Dieu n'intervient, je perdrai la partie, 
   Il sera le grand prêtre, et je serai l'hostie
   Pendant l'éternité... Le mal, n'en parlons pas.
   Tout de même, il nous semble avoir bien des appâts.
   On s'adresse au Seigneur pour qu'il nous en délivre,
   Mais on craint qu'il entende. Il est si doux de suivre
   Le flot qui nous balance et le sentier fleuri,
   De baiser une lèvre où l'amour a souri...
   
   Halte-là !... Mes cheveux se couronnent de givre,
   Il faut être prudent. Ferai-je encore un livre
   Pour courtiser la gloire ou braver le mépris ?
   Le livre est un parfum qui trouble les esprits. 
   Qu'un mot vous fasse rire, ou verser une larme,
   C'est assez, le coeur bat et la raison désarme.
   Mon champ ne berce plus que de maigres épis,
   Et mon épaule est faible... Ou tant mieux, ou tant pis. 

   Le travail a chez nous de fidèles disciples,
   Et l'on sait applaudir à tes oeuvres multiples.
   À ce coup d'encensoir de ton vieux compagnon,
   Rougis, si tu le veux, derrière ton lorgnon ; 
   Je fus enfant de choeur, et sais comme on encense.
   On n'y met pas toujours une telle innocence,
   Et souvent les parfums sont hélas ! profanés,
   Ou l'encensoir, au vol, casse un illustre nez. 

   Mais si je n'écris plus, je regarde, je pense...
   Est-il vrai que tout mal ou tout bien se compense ?
   Je n'en crois rien. Et nul ne me montre, parfaits, 
   La peine de la faute ou le prix des bienfaits. 
   Je souffre... pas assez pour que l'orgueil se rende ;
   Je jouis... pas beaucoup pour une ardeur si grande.
   Il me faut autre chose, il me faut un autre lieu ; 
   Où donc est l'équilibre ? où le juste milieu ?
   J'effleure à peine l'onde où la foule se baigne.
   Je ris et j'ai des pleurs, je chante et mon coeur saigne...
   La douleur est trop vraie et le bonheur, trop faux.
   À commencer par moi tout est plein de défauts. 

   Je partirai sans bruit, comme un oiseau que brise
   Le pied d'une alouette ou l'aile d'une brise.
   Tous partiront de même, et chacun son tour. 
   Départ mystérieux, étrange, sans retour...

   Nous nous rencontrerons dans les sphères célestes.
   Nos corps seront au vent, nos esprits seront lestes ; 
   Nous ne jugerons plus les choses de travers : 
   Nous boirons la lumière et chanterons des vers. 

                                Pamphile Le May (1914)




Tiré de : Pamphile Le May, Les Épis, Montréal, J.-Alfred Guay Libraires-Éditeurs, 1914, p. 63-67. 


Pour en savoir plus sur Pamphile Le May, cliquer ICI et ICI. On peut également consulter et télécharger ICI gratuitement une intéressante brochure biographique. 

De Pamphile Le May, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : ― Le poète pauvre― La Nouvelle Année.


Les Épis, recueil de Pamphile Le May d'où
est tiré Épître à mon ami Sulte, ci-haut.
On peut ICI s'en procurer encore
quelques rares exemplaires.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Dédicace manuscrite de Pamphile Le May dans
son recueil Les Épis et adressée à Ernest Myrand,
qui fut son successeur à la direction de la Biblio-
thèque du Parlement, à Québec.

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pamphile Le May, en 1889, avec sa famille.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pamphile Le May, assis au centre, avec des membres du
personnel de la bibliothèque de la législature et d'autres
employés du Parlement, à Québec, en 1887.

(Source : L'Hôtel du Parlement, Mémoire du Québec ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pamphile Le May jouant aux cartes avec des proches
et amis. Il est celui à la longue chevelure blanche et
dont on voit le jeu de cartes.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Buste de Pamphile Le May
par Henri Hébert.

(Collection Université Laval ;
Source : L'Hôtel du Parlement,
Mémoire du Québec
)



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