Émile Coderre (1893-1970) (Source : son recueil Les Signes sur le sable) |
"Oh ! je t'aime, vieil air qu'on
traîne dans les rues ! "
Dans la rue, un joueur d'orgue s'est arrêté ;
C'est un vieux mendiant, et sa main qui tremblotte
Tourne la manivelle en triturant les notes
D'un vieil air d'opéra cent mille fois chanté.
Il regarde un à un, sombres, mélancoliques,
Les passants qui s'en vont en détournant les yeux.
L'orgue joue en grinçant : "Éléonore, adieu !"
Puis, le vieillard s'éloigne en traînant sa musique.
Le voilà qui s'installe à quelques pas plus loin.
L'orgue gémit encore la chanson du "Trouvère",
Et le joueur attend, musicien de misère,
Qu'on lui jette les sous dont il a tant besoin.
... "Éléonore, Adieu !" La vieille main débile
Se crispe, ankylosée à force de souffrir...
L'orgue pleure toujours : "Je vais bientôt mourir !"
Mais personne ne jette un sou dans la sébile ―
Tandis qu'on s'enfuyait aux notes du vieil air,
Délaissant le joueur et sa "boîte à musique",
Moi, je le comparais (l'idée est fantastique)
À nous les inconnus, à nous, faiseurs de vers.
Mendiants nous aussi, nous errons dans la vie
En jetant aux passants la chanson de nos cœurs ;
La foule nous écoute avec un air moqueur,
Puis s'en va, dédaignant nos musiques ravies.
... Ne chantons plus l'Amour ! Quel ennuyeux refrain !
Voilà bien des mille ans que ce duo se chante !
Nous sommes les derniers qu'un si vieil air enchante,
On rit de nous déjà : que serait-ce demain ?
Votre époque est passée, Ô Laure, Ô Béatrice !
On se moque de vous, Pétrarque, Alighieri !
Et les seules chansons dont personne ne rit
Sont celles du plaisir, de l'or, des bénéfices.―
... À quoi bon plaisanter, mon rire sonne faux !
En ce monde où l'argent est le dieu qu'on proclame,
Frères, chantons encore la chanson de nos âmes,
Méprisés si l'on veut, mendiants s'il le faut !
Émile Coderre (1922)
Tiré de : Émile Coderre, Les signes sur le sable, Montréal, Chez l'auteur, 1922, p. 19-21.
Pour en savoir plus sur Émile Coderre - Jean Narrache, cliquer ICI.
Les Signes sur le sable, recueil de poésies d'Émile Coderre, d'où est tiré le poème L'orgue de Barbarie, ci-haut. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Dédicace d'Émile Coderre, sous son nom de plume de Jean Narrache, dans son recueil Bonjour les Gars !, dont on peut se procurer de rares exemplaires ICI. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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