jeudi 7 juin 2018

Songe intime

Joseph Harvey (1898-1973)

(Source : son recueil Les Épis de blé)




   Minuit sonnait au loin : je fermai Lamartine,
   Puis je rêvai longtemps sur sa lyre divine...

   ― Tourment ! que de sentir à son souffle, impuissant,
   Fermenter son esprit et bouillonner son sang ! 

   ― Je songeai de ceux-là ― sont-ils aussi des âmes ?
   Qui ne trouvent que cendre où je vois tant de flammes !
   Ô deuil ! Si c'étaient eux les heureux d'ici-bas,
   Eux dont le coeur est sourd et dont l'oeil ne voit pas,
   Qui, vaporeuse nuit dont l'étoile s'efface,
   N'ont d'âme que le nom et d'humain que la face !
   Ils existent, c'est tout ; ils ignorent qu'ils sont ;
   Ils vont bâillant leur vie ainsi qu'une leçon ! 
   Jamais on ne les voit vers la céleste algèbre
   Des constellations dresser leur front funèbre !
   ― La foudre éclate aux nues en un long trait de feu ;
   L'univers resplendit de quatre lettres : ―"Dieu"
   Qu'ont-ils vu ? Qu'ont-ils lu ? ―Rien ! Nul rayon ne zèbre
   Fût-ce un regard divin, la nuit de leur ténèbre.
   Leur mot ? ― Poésie, Art ? Que nous importe !― Hélas !
   Si c'était vraiment eux les contents d'ici-bas,
   Je n'échangerais point le tourment de mon âme
   Contre toute la paix de leur quiétude infâme !
   
   Oui, saigner ! oui, chercher est d'autant noble et beau
   Qu'on a son coeur pour guide et sa foi pour flambeau ! 

                                      Joseph Harvey* (1922)



Tiré de : Joseph Harvey, Les Épis de blé, Québec, Imprimerie Le Soleil, 1923, p. 62.

* Joseph Harvey est né à Causapscal le 21 juin 1898, d'Arméa Harvey, cultivateur et mesureur de bois, et d'Elmire Patoine. En 1900, sa famille s'installe à Sayabec. Son père, attiré par les plaines de l'Ouest et la propagande en faveur de la colonisation, quitta le Québec vers 1912 et s'établit à Ormeaux, devenu Big River, en Saskatchewan. Au décès de ses parents, Harvey acheta un magasin général à Bodmin
   Joseph Harvey publia plusieurs poèmes dans les journaux de l'endroit, sous le nom inversé de J. Yevrah. En 1923, il fit paraître son unique recueil de poésies, Les Épis de blé. Il est mort à Prince-Albert le 20 novembre 1973. 
(Source principale : Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, éditions Fides, 1987, p. 450).

Pour en savoir plus sur Joseph Harvey, cliquer ICI 

Selon la critique littéraire Suzanne Paradis :  

«  Les poèmes de Joseph Harvey, ― qui se dit autodidacte et pratiquement inculte,  étonnent par leur solidité, par l'étendue de leur vocabulaire et la fraîcheur de leur élan. [...] La suite des pièces montre un poète doué et réceptif à ses lectures. Philosophe intelligent, Harvey échappe à la mièvrerie et son chant de laboureur a des accents qui ne trompent pas. Il n'écrit pas les fadaises du citadin qui idéalise la ferme et les bois ; il rend compte d'un labeur que sa jeunesse porte avec entrain. 
   Alors que ces poèmes émanent d'un véritable ouvrier de la terre, laboureur, semeur et récolteur de blé, l'imagination du poète interroge le monde, libre de préjugés et de modes littéraires dont il vit éloigné par la force des choses. Établi dans l'Ouest canadien, Harvey est à l'abri des [mesquines querelles d'écoles littéraires] et chante selon son coeur. Il imite volontiers ses maîtres Hugo, Chénier, Nelligan et, grâce à ces grands initiateurs, apprend la maîtrise de son outil. Malheureusement, cette première expérience n'aura pas de suite : Ils sont partis mes vers, comme on part à vingt ans / Quand on croit qu'un baiser quelque part nous attend ». (Dans : Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, op. cit. ).

Dans sa préface, Joseph Harvey présente son recueil dans les termes suivants : 

«  Pour juger sainement d'une oeuvre, sous l'auteur, il faut voir l'homme.
   Ce volume Les Épis de blé ― est de la plume d'un défricheur très jeune, très enthousiaste, et surtout, très ignorant, n'ayant fréquenté, dans son enfance, que la petite école de sa vallée natale qu'il quittait, à l'âge de treize ans, pour suivre ses parents dans les Prairies de l'Ouest. Depuis cette date, il a demandé aux durs travaux des champs le pain de chaque jour. 
   Il espère que l'intention honorable qui a motivé ses essais lui fera pardonner, aux yeux des lettrés, d'avoir, pour charmer ses heures de solitude, quelquefois troqué la charrue du colon pour le luth du poète. 
   Il se hâte d'ajouter que, s'il croit en la toute-puissance du travail, dans quelque champ qu'on l'exerce, il ne se fait, d'autre part, aucune illusion sur son talent personnel. 
   Le plus grand mérite de l'auteur, en livrant à la publicité ces ébauches poétiques, est de faire preuve d'une audace peu commune, et peut-être aussi de montrer à la jeunesse, trop prompte à se décourager, ce que, sans grammaire, sans autre guide que sa bonne conscience, l'on peut faire, malgré tout, avec ces deux forces : Idéal et Volonté ». 

La chroniqueuse Ginevra (pseudonyme de Georgina Lefaivre) a consacré deux chroniques à la poésie de Joseph Harvey. On y lit notamment : 

« Il y a des personnes qui ont le don d'exprimer leurs pensées. Sans orthographe et sans grammaire, elles décrivent, et parfois avec une saisissante réalité, leurs sentiments, leur entourage et les tableaux qui passent sous leurs yeux. 
   Ce sont des ignorants, mais ils possèdent une parcelle du don qui fait les écrivains. Que les circonstances leur permettent d'étudier et de réfléchir, et vous verrez leur plume, dépouillée de sa gangue, devenir pinceau ou stylet. 
   Je connais tout là-bas, dans les prairies de l'Ouest, un poète laboureur qui appartient à cette catégorie. Suivant son propre témoignage, il y a trois ans, il savait à peine lire et penser. Ce qu'il lui a fallu de courage pour défricher en même temps son esprit et son champ ! [...]
   Il termine, en ce moment, une tournée de battages. C'est-à-dire qu'en compagnie d'une douzaine de rudes gars comme lui, il a parcouru la région pendant quatre ou cinq semaines et qu'il a nourri, de milliers de gerbes d'or, une énorme machine ventrue, affamée, irascible, et cela de l'aube à la nuit tombante, sous un ciel d'une sérénité implacable. 
   Et pour se reposer, il me raconte qu'il a un recueil, pour lequel il a déjà collectionné une centaine de pièces de vers, qui ne ressemblent point à ceux qui s'écrivent dans les chambres bien closes, ou dans des villes dont l'horizon ne dépasse point les cheminées et les toits. [...]
   Il laboure, il sème, moissonne sans relâche et je me figure que ses mains sont hâlées et brunes, de leur contact avec le sol. 
   Et l'hiver, lorsqu'il a engrangé sa récolte, et que son champ se repose sous son voile de neige blanche, il aiguise ses crayons, il dépouille sa plume et, sur le papier blanc, s'alignent des vers sonores, beaux comme les rayons de l'aurore, ou comme les nuages où se jouent toutes les lueurs du prisme, au soleil couchant. 
   Et je me demande où sont les joies les plus grandes : celles de mon ami le poète ou celles du laboureur, et quelle est la moisson à laquelle il songe davantage, celle des épis d'or, ou celle des vers chantants, qu'il offre à son pays du même coeur fidèle ». (Ginevra, août et octobre 1922, citée dans l'introduction au recueil Les Épis de blé). 

Georgina Lefaivre ("Ginevra")
(Source : Georges Bellerive, Brèves 

apologies de nos auteurs féminins,
Québec, Librairie Garneau, 1920)

Les Épis de blé, recueil de Joseph Harvey
d'où est tiré le poème Songe intime, ci-haut.
 

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