vendredi 16 octobre 2020

Où vont donc nos années ?

Maison construite en 1852 par Amable Gosselin, au 130 chemin Ferland, à 
Saint-Laurent-de-l'île-d'Orléans. Cultivateur et forgeron prospère, Amable
Gosselin a adopté l'auteur du poème ci-dessous James Donnelly (1844-1900),
dont les parents sont morts en 1847 de l'épidémie de typhus qui a décimé des
 milliers d'immigrants irlandais mis en quarantaine à la Grosse-Île

Il n'existe pas de photo ou portrait connu de James Donnelly.




   Encore un an de plus pour le séjour des ombres !
   Nous voguons tristement vers les rivages sombres,
            Au-delà du tombeau.
   Dès le premier instant où commence la vie,
   On nous la redemande, elle nous est ravie
            Et nous fuit par lambeau.

   Et l'on se dit : hélas ! où vont donc nos années,
   Qu'on voit tomber ainsi que des feuilles fanées
            Que dispersent les vents ?
   Elles vont du passé former les grands fantômes,
   Ou deviennent là-bas ces fragiles atomes
            Qui s'échappent du temps. 

   La vague que l'on voit expirer sur la rive
   Fait entendre en mourant sa grande voix plaintive
            Dans son suprême élan ;
   La vague qui la suit roule prendre sa place
   Et s'efface à son tour, sans laisser plus de trace
            Au bord de l'océan. 

   C'est ainsi que nos ans, lorsque l'heure est venue,
   S'envolent à l'instant sur la rive inconnue
            Qu'on nomme éternité,
   Et vont nourrir les flots de cette mer sans borne,
   Qui les couvre aussitôt de son silence morne
            Par nul bruit agité. 

   Du passé, si notre œil pénétrait les ténèbres
   Et qu'on pût soulever de ses voiles funèbres
            Un mystérieux pli ; 
   Si l'on osait troubler ce séjour solitaire
   Que recouvre à jamais, comme un vaste suaire,
            La mousse de l'oubli ;

   S'il nous était donné de sonder les abîmes
   Où dorment confondus les grandeurs et les crimes
            De tant d'âges passés ; 
   Si du monde et des temps on retraçait l'enfance, 
   Quel spectacle effrayant dans cette tombe immense
            Des siècles entassés !

   Mais pourquoi remonter au principe des mondes,
   Alors que l'Éternel en soufflant sur les ondes
            Fait naître l'univers ; 
   Que l'abîme enfanta les sphères infinies,
   Dont l'espace entonna les grandes harmonies
            Des sublimes concerts ?

   Laissons dormir en paix les rois et les royaumes,
   Les trônes écroulés, les sceptres que les hommes
            Se disputaient jadis ; 
   Empires disparus, nations effacées,
   Du temps vous n'êtes plus sur ces plages glacées
            Que les tristes débris !

   Ô grand fleuve des temps, que ton onde est perfide !
   Tu portes sans retour dans ta course rapide
            Nos rêves et nos jours ;
   Tu roules, solennel : qu'importe la tempête
   Qui gronde sur tes bords ! Nul obstacle n'arrête
            Ton inflexible cours.

   Il est pourtant un lieu sans tristesse et sans ombre,
   Que ne peut obscurcir aucun nuage sombre
            Au-delà du tombeau...
   Sous son ciel toujours pur on trouve une autre vie,
   Dont celle d'ici-bas, si promptement ravie, 
            N'est qu'un faible lambeau. 

                                James Donnelly* (1er janvier 1876)



Tiré de : La poésie française au Canada, compilation par Louis-H. Taché, Saint-Hyacinthe, Imprimerie du Courrier de Saint-Hyacinthe, 1881, p. 236-238. Le poème est d'abord publié dans la Revue canadienne de janvier 1876. Paru par la suite dans diverses publications du vivant de James Donnelly, on le retrouve aussi le 31 décembre 1909, soit neuf ans après la mort de l'auteur, dans Le Soleil de Québec.

*  La dernière fois où un poème de James Donnelly est paru dans un volume date de 1998, dans La poésie québécoise avant Nelligan, une remarquable et fort utile anthologie conçue par Yolande GriséDans la notice biographique accompagnant le poème, aucune date n'est indiquée quant à la naissance et au décès de Donnelly. Mme Grisé écrit notamment :

« Nous savons peu de chose de ce versificateur de souche irlandaise, un ancien élève de l'École normale Laval de Québec venu s'établir dans la région outaouaise, au début de la décennie 1860, pour travailler comme professeur à l'Académie catholique d'Aylmer. En 1861 et en 1862, des pièces de sa composition sont publiées dans un journal local. Quelques années plus tard, on le retrace au Collège de Sainte-Thérèse (au nord de Montréal) où il enseigne ».

  Devant si peu de connaissances dans les actuels milieux littéraires et académiques sur la vie et l'œuvre de James Donnelly, qui fut pourtant un poète remarqué en son temps et qui fut actif dans la vie littéraire canadienne-française, les Poésies québécoises oubliées se sont donc mises à la tâche afin de trouver et de rassembler les faits et informations biographiques sur cet homme de lettres. Pour la première fois, donc, voici réunis des éléments, qui étaient jusqu'à présent épars ou enfouis dans les archives, propres à reconstituer de larges pans de la vie de James Donnelly : 

   James Donnelly est né à Kildare, en Irlande, le 
1er mai 1844, de Thomas Donnelly et d'Elizabeth Cribbin. En 1847, la famille, qui comprenait quatre enfants, émigra au Canada mais le père et la mère moururent de l'épidémie de typhus qui frappa alors les immigrants irlandais mis en quarantaine à la Grosse-Île
   James Donnelly fut alors adopté par Amable Gosselin, un cultivateur, forgeron et commerçant prospère de Saint-Laurent-de-l'île-d'Orléans. Voici ce que raconte le chanoine David Gosselin, un neveu du père adoptif de Donnelly, dans son ouvrage Figures d'hier et d'aujourd'hui à travers Saint-Laurent, I.O., paru en 1919 : 

   « Lors du typhus de 1847, sans se préoccuper du nombre de bouches que comptait sa famille, [Amable Gosselin] réclama un orphelin irlandais. Son nom était James Donnelly, et à Saint-Laurent tout le monde l'appelait Jimmy. C'est ainsi que je le désignerai en faisant memento de ce disparu que mes sœurs et frères traitaient comme un parent. Nous aimait-il autant ? Peu importe ! La Providence lui avait donné un père adoptif qui l'aima autant que s'il avait été son enfant. Il le plaça d'abord à l'école modèle du village. Lorsque l'École normale Laval ouvrit ses portes, en 1857, il demanda l'admission de son protégé, qui, après avoir conquis son diplôme, débuta à l'école Juneau, Saint-Roch, Québec.
  Ce parfait bilingue enseigna cinq ou six ans environ. Puis il butina jusqu'au jour où, sous le nom de Frère Romus, il alla s'enterrer dans un institut de Frères enseignants. Comme professeur il a dû être un sujet exquis. Il est décédé à Baltimore en 1900. Depuis longtemps, l'ancien Jimmy n'avait pas donné signe de vie à la famille Gosselin. 
   Au physique, Donnelly ressemblait étonnamment au journaliste Arthur Dansereau, qui vient de disparaître, et que les politiciens de 1878 appelaient le boss Dansereau. Louis-Honoré Fréchette, qui a bien connu les deux types, s'il vivait, endosserait probablement mon assertion. Le fait est étrange, mais qui peut compter les fantaisies de la nature ?
  Très intelligent, aimable, avisé, insinuant, habile à monter ou à descendre au degré de la température ambiante, il manquait rarement son objectif. Il était, en un mot, un héritier des qualités de sa race et du péché originel national. Il fut un normalien supérieur à cette caste, poète à certaines heures, et surtout un traducteur émérite. On dit avec raison que la meilleure traduction reste généralement à longue distance de l'original. J'en sais cependant quelques-unes de notre Jimmy qui échappent à ce reproche, et qui rendent les moindres nuances de l'original. S'il eût fait un cours classique, son nom figurerait dans la galerie des lettres canadiennes. 
   J'ai bien connu cette famille Donnelly qui, outre Jimmy, comptait trois autres orphelins : John, William et une sœur dont j'ai oublié le prénom. 
  John, marié à une canadienne-française, a fait souche à Notre-Dame-de-la-Garde. Il est décédé en 1897. 
  William, marié aussi à une canadienne-française, réside maintenant à Chicago. Moins chanceux que son frère, il tomba dans une famille irlandaise, près Québec. Il n'en fut pas l'enfant gâté car, à l'âge de quinze ans, il déserta et vint demander l'hospitalité à celui qu'il appela toujours son oncle Amable. Il trouva incomparable ce nid qu'il quitta une dizaine d'années plus tard pour commencer l'apprentissage du métier de boulanger. Son bras amputé n'empêcha pas ce catholique exemplaire de gagner honorablement sa vie. 
   Leur sœur avait été adoptée par un citoyen de Lévis, Louis Fréchette ». 

   Ce Louis Fréchette était le père de Louis-Honoré Fréchette, poète majeur du Canada français de l'époque, donc celui-ci était associé à James Donnelly par cette sœur adoptive. 
   On retrouve Donnelly en 1871, à titre de membre d'un cercle littéraire et culturel, la « Chambre de discussion du faubourg Saint-Jean », à Québec. Après avoir enseigné, comme nous l'avons vu plus haut dans l'extrait du livre du chanoine Gosselin, à l'école fondée par Félix-Emmanuel Juneau dans le quartier Saint-Roch, à Québec, puis à l'Académie catholique d'Aylmer (Outaouais) et au Séminaire de Sainte-Thérèse, il se lança dans le journalisme. Il fut notamment rédacteur du Franco-Canadien, l'ancêtre du journal Le Canada français de Saint-Jean-sur-Richelieu (cet hebdomadaire existe toujours) et dont l'un des fondateurs est Félix-Gabriel Marchand, premier ministre du Québec de 1897 à 1900. En 1876, il devint rédacteur à L'Avenir de Beauharnois, dont il fut un temps co-propriétaire. Il était également doué comme traducteur. 
  Il collabora également à de nombreux autres journaux et périodiques, dont la Revue canadienne, le Journal de l'instruction publique, L'Opinion publiqueLa Gazette de Sorel, La Gazette de Joliette, etc. 
   Deux de ses poèmes, Irlande et Où vont donc nos années ?, qui est présenté ci-haut, font partie de l'une des premières anthologies de poésie canadienne-française, La poésie française au Canada, compilée par Louis-H. Taché et parue en 1881.
   Le 9 juin 1888, il fit son entrée au noviciat des Frères des écoles chrétiennes, à Maisonneuve (dans l'est de Montréal), puis il prononça ses vœux en août 1890 et adopta le nom religieux de Frère Romus Joseph. Il devint dès lors enseignant au collège Mont-Saint-Louis, à Montréal. Il a été renvoyé de la congrégation le 14 juin 1892, « pour avoir disparu durant plusieurs jours ». 
   On perd sa trace par la suite, pour découvrir qu'il est mort à Baltimore (Maryland) en 1900. La nouvelle ne semble pas avoir été rapportée dans les journaux et périodiques de l'époque. 
   Le 15 mai 1912, à Ottawa, l'homme de lettres irlando-canadien Joseph Kearney Foran (1857-1931) donna une conférence intitulée L'œuvre littéraire de James Donnelly, au cours de laquelle les poèmes de Donnelly ont été lus par Errol Bouchette (qui devait mourir trois mois plus tard). Durant son allocution, Foran dit notamment : 

« Ayant fait un cours complet d'études, il devient à tour de rôle instituteur, maître-chantre, journaliste, chroniqueur, poète et partout et en tout temps un peu bohème. 
[...]  Esprit actif et nerveux, il lui semblait toujours impossible de rester en place : une main puissante le poussait sans relâche à la dérive sur l'immense fleuve de la vie. Un jour, je lui demandais pourquoi il n'écrivait pas des vers anglais, et voici ce qu'il me répondit : "Je dois tout ce que je possède aux Canadiens-français ― ma vie, mon instruction, et même mon pain quotidien  et ne serait-ce que par reconnaissance, si j'ai quelque chose à léguer à mon pays, je veux que la littérature canadienne-française en soit l'héritière" ». 

(Sources : Archives des Frères des écoles chrétiennes (Laval, Québec) ; Yolande Grisé, La poésie québécoise avant Nelligan, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1998, p. 284 ; Chanoine David Gosselin, Figures d'hier et d'aujourd'hui à travers Saint-Laurent, I.O., tome 2, Québec, Imprimerie franciscaine missionnaire,1919, p. 102-104 ; Lucien Serre, Louis Fréchette ; notes pour servir à la biographie du poète, Montréal, Les Frères des Écoles chrétiennes, 1928, p. 189 ; Le Journal de Québec, 9 mars 1871 ; La Gazette de Sorel, 3 octobre 1876, 11 septembre 1877 et 22 novembre 1877 ; La Presse, 25 août 1890 ; Le Journal des campagnes, 28 août 1890 ; J. K. Foran, L'œuvre littéraire de James Donnelly, Ottawa, Société Royale du Canada, 1912). 


Le poème Où vont donc nos années ?, ci-haut,
fait partie de l'une des premières anthologies de
poésie canadienne-française, La poésie française
au Canada
, compilée par Louis-H. Taché et 
parue en 1881 à Saint-Hyacinthe.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Alors qu'il enseignait à Québec, James Donnelly était actif au sein
de la « Chambre de discussion du faubourg Saint-Jean », un cercle
littéraire et culturel où il se révéla notamment comme chanteur, 
comme en fait foi cet article du Journal de Québec du 9 mars 1871.

(Source : BANQ)

En 1876, James Donnelly fit paraître un poème,
Ezperanza, qui fut remarqué par divers journaux, 
dont ici dans La Gazette de Joliette du 6 octobre.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


En septembre 1877, James Donnelly, après avoir été
rédacteur au Canada français de Saint-Jean-sur-
Richelieu, passa à L'Avenir de Beauharnois, où 
il exerça la même fonction. La nouvelle fut
soulignée par divers journaux, dont ici dans
La Gazette de Sorel du 11 septembre.

(Source : BANQ)

Le 22 novembre 1877, La Gazette de Sorel soulignait que
James Donnelly devenait co-propriétaire du journal L'Avenir
de Beauharnois
, suite à un arrangement avec un acquéreur. 

(Source : BANQ)

La Presse du 25 août 1890 annonçait la prononciation des
vœux de James Donnelly, après son noviciat au sein de la
congrégation des Frères des écoles chrétiennes. On y apprend
aussi que Donnelly enseignera au Mont-Saint-Louis.

(Source : BANQ

Fiche de James Donnelly dans les archives 
des Frères des écoles chrétiennes, à Laval.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Mention dans le registre des Frères des écoles chrétiennes du renvoi de James
Donnelly, le 14 juin 1892, pour cause d'avoir « disparu durant plusieurs jours ». 

(Source : Archives des Frères des écoles chrétiennes, Laval, Québec ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Alors qu'il était membre de la congrégation des Frères des écoles chrétiennes, James
Donnelly a été enseignant au collège du Mont-Saint-Louis, rue Sherbrooke à Montréal.
 L'édifice, existe toujours, quoiqu'il soit devenu un immeuble à condominiums. 

(Source : BANQ)

Le 10 mai 1912, La Presse annonçait la tenue d'une conférence
intitulée L'oeuvre littéraire de James Donnelly, par J. K. Foran,
docteur en littérature et ami du poète décédé douze ans auparavant.

(Source : BANQ)

La Presse du 23 août 1913 annonça la parution d'une plaquette
contenant des poèmes de James Donnelly, sous les soins de son
ami et légataire littéraire J. K. Foran. 

(Source : BANQ)

Le journal Le Canada du 27 décembre 1917 publia une entrevue avec J. K. Foran, docteur en
littérature et ami de James Donnelly. Il y raconte comment Donnelly l'a inspiré jusqu'à faire de 
lui un ardent défenseur des droits des canadiens-français attaqués par les pouvoirs anglophones.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Joseph Kearney Foran (1857-1931), docteur en littérature,
a été durant sa jeunesse profondément influencé par James
Donnelly et, bien qu'anglophone de naissance, il devint l'un
des plus ardents défenseurs de la langue française et des
droits des Canadiens-français. Il s'est également dédié à
transmettre les œuvres littéraires de James Donnelly aux
générations futures, notamment en diffusant le texte d'une
conférence qu'il a donnée en 1912, et dont le titre est
 L'œuvre littéraire de James Donnelly.
(Cliquer sur le titre pour consulter ce document)

(Photo de J. K. Foran : son livre Poems and 
Canadian Lyrics
, Montréal, 1895)


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