Charles-E. Harpe (1908-1952) (Courtoisie Gaston Deschênes) |
Voici le feu roulant de nos désespérances,
Nos bonheurs déchirés, nos soucis, nos remords ;
Le sillon poussant dru le grain des répugnances
Et nos amours couchées dans la fosse des morts.
Voici le dénuement des muscles en retraite,
Les courages crevés au fer des mancherons.
Et les humilités de nos âpres défaites,
Et les verges frappant l'orgueil des tâcherons.
Voici des toits sans chaume et la rouille aux faucilles,
Des pauvres gueux, la charge au clairon de la faim,
Avec leur coeur d'hiver, battant sous des guenilles,
Et des âtres sans bûches ! Et des planches sans pain !
Voici l'étouffement du cri de nos entrailles,
De nos désirs de paix, de nos rêves en fleurs...
Et le même recul dans les mêmes batailles...
Mais voici du soleil aux brumes de nos pleurs :
Égrener des sanglots comme l'eau des ravines,
Le coeur piétiné comme une herbe à l'abandon,
Puis soustraire la rose au piège des épines :
Voilà des ostensoirs d'amour et de pardon !
Les pauvres gueux vêtus de misères charnelles
Qui doivent mendier les restes du festin,
Mais qui passent chargés de vertus fraternelles :
Voilà la pourpre dont s'ennoblit un destin !
Sentir la solitude amère de la brousse
En criant sa détresse au caprice des vents,
Puis chanter comme l'aube en perles sur la mousse :
Voilà le plus bel hymne à l'orgue des vivants !
Charles-E. Harpe (1946)
Tiré de : Charles-E. Harpe, Le Jongleur aux étoiles, Montmagny, Éditions Marquis, 1947, p. 45-46.
Pour en savoir plus sur Charles-E. Harpe, voyez les dossiers présentés sous ses poèmes : Été du ciel de mon enfance ; Voix de la solitude ; Guirlande aux éprouvés ; L'escale ; Claire de lune ; Chanson d'automne ; Printemps.
Voyez également ce dossier richement documenté
présenté par les Glanures historiques québécoises
en cliquant sur cette image :
Le Jongleur aux étoiles, recueil de contes et poésies de Charles-E. Harpe, d'où est tiré Le plus bel hymne à l'orgue des vivants, ci haut. |
CHARLES-E. HARPE,
CE GRAND INCONNU
par Jean-C. Plourde, de l'Union des jeunes écrivains
Gazette des campagnes, 30 juin 1955
Dans la revue Amérique française de juin 1953, Jeanne Grisé-Allard disait dans son article sur Charles-E. Harpe : « Il était de chez nous et trop peu l'ont connu ». Lorsque Mme Allard écrivit cette phrase, en sentait-elle vraiment toute la portée ? S'imaginait-elle qu'elle venait de qualifier exactement le mal dont a souffert pendant toute sa vie Charles-E. Harpe ?
« Donner à son peuple du vrai théâtre et de la vraie poésie, toute remplie des arômes de notre terroir », telle semblait être la devise de cet écrivain émérite ; y travailler sans relâche, sans arrêt, jour et nuit, ne jamais regarder en arrière, avancer toujours pour atteindre son noble but ; voilà en résumé ce que fut la vie de Charles-E. Harpe. Cependant, nous ses contemporains, nous qui le côtoyions chaque jour, malgré ses souffrances, malgré ses nuits d'insomnie, malgré ses oeuvres mêmes, nous ne l'avons pas connu.
Que fallait-il pour rétablir ce déséquilibre (car il faut bien l'avouer que c'en était un) ? Seule la Terrible Faulx pouvait accomplir cette tâche surnaturelle. Une fois de plus sa main glaciale se choisit une victime ; et pendant une de ces belles soirées paisibles de nos campagnes alors que le soleil rougeoyant caressait une dernière fois les monts Notre-Dame avant de disparaître sous leur masse imposante, elle frappa.... et les yeux de Charles-E. Harpe se clorent à jamais. C'est alors que nous ressentîmes pour la première fois la perte irréparable que venait de nous infliger le destin ; chacun y alla de son bon mot et même nos critiques les plus envieux qui, hier encore, le nommaient le « Jongleur inutile », surent lui trouver des qualités de grand écrivain.
Si vous le voulez bien, nous soulèverons aujourd'hui le noir catafalque de l'oubli, pour repasser, très brièvement sans doute, les faits saillants de la vie de Charles-E. Harpe. Ce sera notre manière à nous de fleurir la tombe du grand poète.
***
« Ce siècle avait huit ans... » dirait probablement Victor Hugo ; car c'est en effet à Lévis, en 1908, qu'il naquit ; l'année même où l'on célébrait dans les vieux murs de Québec le troisième centenaire de l'immortel débarquement de Samuel de Champlain au milieu des peuplades barbares.
La vieille ville quasi légendaire donnait, comme elle le fit pour Fréchette, asile à un autre artiste. Artiste : tel est le qualificatif qui convient le mieux à Charles-E. Harpe ; il est né ainsi, et il a su le demeurer toute sa vie. Il fut d'ailleurs l'un des seuls de sa génération à ne pas confondre ces deux mots : Artiste et Pédantisme. La nature, le beau et le sublime n'avaient pour lui aucun secret, il vivait heureux et paisible au milieu d'eux.
Après des études classiques au collège de sa ville natale, où il se fit tout spécialement remarquer par son incessante bonne humeur, il s'achemina vers l'Université Laval et s'inscrivit aux cours de littérature. Ce dernier stage accompli, il s'enhardit à publier dans différents journaux et revues, sous les pseudonymes de René DeBray et de Stéphane, des contes, des nouvelles et des poèmes. C'est grâce à cette collaboration bénévole que Charles-E. Harpe parvint à connaître à fond le métier d'écrivain.
Rêver était son passe-temps favori. Voici un extrait d'une de ses lettres où il en est question :
« Je suis un grand rêveur ! Est-ce un tort ? Je crois que le Rêve est le vêtement que, charitable, nous offre la vie, si décevante parfois, pour habiller nos misères et nos désillusions. D'ailleurs, le poète ne doit-il pas voir pour les aveugles, entendre pour les sourds, parler pour les muets ? Ne doit-il pas jouir pour les ignorants et souffrir pour les insensibles ? »
Sa carrière si bien remplie fut cependant interrompue par un séjour de trois ans à l'Hôpital Laval de Québec. Cette dure épreuve nous a valu son plus beau livre. Les Croix de chair sont dès le début un cri de désespoir. Nous y retrouvons d'ailleurs dans la page liminaire ces trois cris de désespoir dûs à des auteurs célèbres : « Qu'il nous faut donc du temps pour nous apercevoir que nous sommes nés crucifiés » ; « Quand on n'aura vu la douleur que dans les livres et non dans la chair et dans le sang, on ne connaîtra vraiment pas ceux qui souffrent » ; « Rien ne nous fait si grands qu'une grande douleur ». C'est sous ce thème que se développe la première partie du livre. Dans la deuxième, cependant, nous retrouvons un homme transformé et qui, avec le dédain de la terrible maladie, reprend goût à la vie.
Un autre ouvrage, préfacé par Roger Brien, paraît aux éditions Marquis en 1947. C'est un recueil de contes et poésies : Le Jongleur aux étoiles, avec la dédicace suivante :
Au labeur obscur de mon père,
Au labeur obscur de mon père,
À la mémoire de ma mère
qui sut si bien porter la vie
comme une chape de lumière,
et qu'il m'est doux de retrouver
lorsque je m'évade du monde
pour jongler aux feux des étoiles.
En 1947, il épousait Gabrielle Arsenault et allait demeurer à Saint-Aubert-de-l'Islet, dans une maison qu'il décrivait ainsi : « Je possède un cabinet de travail, genre solarium, avec horizons magnifiques sur la campagne de Saint-Jean-Port-Joli, sur le large fleuve et sur les montagnes de la Baie Saint-Paul. Un grand jardin, un verger, un parterre précédant ce dernier, j'ai tout ce qu'il faut pour rimer dans l'extase des fleurs ou de la belle neige blanche qui ouate les branches du gros cormier encore en possession de ses grappes de corail. Je vis donc heureux dans le travail, dans un décor ravissant ».
Il offrit sa collaboration à différentes annales. Il écrivit des nouvelles et des critiques littéraires dans Photo Journal, Le Bulletin des agriculteurs et L'Action catholique. Il fut aussi l'auteur de plusieurs pièces de théâtre dont voici les principales :
La gardienne du foyer, 3 actes ;
La gardienne du foyer, 3 actes ;
Le semeur de haine, 4 actes ;
L'angelus et la mer, 3 actes ;
La déserteuse, 3 actes ;
Soeur blanche, 5 actes ;
L'homme rouge, 4 actes ;
Le coeur d'un homme, 3 actes ;
L'amour pardonne, 3 actes ;
La croix d'une mère, 3 actes ;
La femme enchaînée, 3 actes ;
La fin du rêve, 3 actes ;
Chômeurs de luxe, comédie en 3 actes.
C'est en 1950 qu'il réalisa pour la première fois à Saint-Jean-Port-Joli La Passion du Christ. Cette pièce remporta un succès foudroyant, qui dépassa toutes les espérances de l'auteur. On accourait de toutes les parties de la province, et même des États-Unis, pour y assister, on s'arrachait les billets.
Il est le fondateur de la troupe « Les artistes du Terroir », connue à présent sous le nom « Les copains de l'Art ».
Il avait à sa mort un roman-fleuve à CKCV intitulé Les trottoirs de Québec.
Au moment de sa mort, il était membre des Écrivains canadiens, des Écrivains pour la jeunesse, président de la Société des Poètes canadiens-français, et il appartenait à une foule de sociétés.
Il mourut en 1952, pendant la représentation d'un de ses « pageants » historiques, La Moisson du Souvenir, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska. Comme Molière et Jouvet, il s'envola pour un monde meilleur du sein de ses artistes qu'il aimait tant.
Charles-E. Harpe, ce grand inconnu, s'est éteint très humblement au milieu des siens, sans même avoir connu le semblant de la gloire. Ce fut une lourde perte pour la littérature canadienne-française, c'était l'un de ses plus brillants génies. Mais nous avons tout de même lieu de nous en consoler, car si l'homme n'est plus, l'oeuvre demeure, pour attester la grandeur d'âme et le génie de son créateur. Elle demeure pour propager son nom à travers les âges à venir ; elle demeure pour démontrer cette maxime restée populaire et toujours vraie : « Qu'un grand homme ne meurt jamais entièrement ».
Maison où Charles-E. Harpe vécut de 1947 à sa mort, en 1952, au 17 rue Principale, à Saint-Aubert-de-l'Islet. (Photo : Google Maps ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Charles-E. Harpe est l'auteur de nombreux spectacles à thèmes historiques et à vaste déploiement nommés « pageant », dont un fut consacré aux Anciens canadiens, roman de Philippe Aubert de Gaspé, et qui fut joué devant des auditoires nombreux à Saint-Jean--Port-Joli, en août 1949. (Merci à Gaston Deschênes pour la brochure ; cliquez sur l'image pour l'agrandir) |
Photo de Charles-E. Harpe dans la brochure de présentation de son « pageant » Les Anciens canadiens, 1949. |
Charles-E. Harpe est inhumé au pied de ce monument, à l'entrée du du cimetière de Saint-Aubert-de-l'Islet. (Photo : Daniel Laprès, 2018 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Extrait de baptême de Charles-E. Harpe, né Joseph Arthur Eugène Harpe. On y apprend qu'il est né le 21 août 1908 et qu'il fut baptisé le jour suivant à Lévis, dans la paroisse Notre-Dame-de-la-Victoire. (Source : Ancestry.ca ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Carte mortuaire en souvenir de Charles-E. Harpe. À noter l'erreur quant au lieu du décès, qui est Saint-Alexandre-de- Kamouraska et non Saint-Aubert, où il a été inhumé. (Collection Gaston Deschênes, que nous remercions ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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