Alfred DesRochers (1901-1978) (Source : Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, no 4, 2012) |
Puisque l'amitié flanche et puisque l'amour ment,
Puisque toute espérance est un vil boniment,
Plus menteur que celui qu'à la porte des tentes
Débite le paillasse en phrases éclatantes,
Sans chercher plus longtemps un asile non-sûr
Dans ce hangar branlant qu'on nomme le futur,
Par une aube de juin au temps de pleine lune,
Je fuirai la cité dont le bruit m'importune.
Je partirai, furtif, dès le petit matin,
À l'heure où le soleil rôde encore incertain,
Derrière l'amas bleu des lointaines collines
Que la lune revêt de blanches mousselines ;
Je partirai, furtif, et le regard tendu
Vers quelque bourg du nord, à l'horizon, perdu
Parmi de hauts sommets dont on ne voit les cimes,
Pour que la nuit, stagnante encore aux lieux intimes,
Me cèle la beauté fautive des objets
Qu'en mon amour naïf naguère j'hébergeais.
Je ne veux pas revoir cette branche de lierre
Qui s'enroule à l'entour du vieux siège de pierre,
Auprès de la tonnelle, au milieu du jardin ;
Car malgré ma rancœur et malgré son dédain
Dont la douleur cuisante à mon orgueil persiste,
Je sais mon cœur trop faible, hélas ! pour qu'il résiste
À l'énervant appel du flasque souvenir.
Je veux quitter ces lieux pour n'y plus revenir !
Je m'en irai d'un pas effaré, dans la rue
Dont la longueur sera par le silence accrue ;
Mais quand ma marche aura dépassé les remparts,
Je secouerai mes pieds enivrés de départs,
Pour ne pas emporter avec moi la poussière
Des sites où mon cœur, dans l'ivresse première
D'un serrement de main ou d'un vol de baiser,
Sentit germer en lui le rêve inapaisé.
Plus tard, lorsque le jour contempteur des aurores,
Avec un giclement de rais multicolores,
Hissera son front fauve au-dessus des monts bleus,
Je lancerai ma blouse au talus rocailleux ;
Je me dévêtirai la poitrine et le torse ;
Au soleil j'offrirai ma jeunesse et ma force,
Et les muscles puissants et souples de ma chair,
Pour que son poids, croulant sur moi d'un zénith clair,
Qui tarit les ruisseaux au sortir de leur source,
Alourdisse mon corps nerveux durant sa course,
Comme il appesantit les fleurs de sureaux blancs.
Tout mon être au soleil, je veux marcher longtemps,
Sans même détourner la tête aux railleries
Des fermières, baillant au seuil des laiteries,
Ou des filles cueillant des fraises dans les champs :
J'ai trop connu combien les hommes sont méchants
Pour qu'une cruauté nouvelle ne m'émeuve.
Ce que je veux subir, c'est une douleur neuve :
Je veux savoir les maux physiques, et l'effroi
De voir les chiens rageurs aboyer contre moi ;
Je veux connaître enfin la fatigue des membres,
Ne plus humer l'odeur capiteuse des chambres
Où se meurt une rose auprès de fards séchés ;
Je veux vivre la vie âpre des DesRochers,
L'existence remplie et dure des ancêtres,
Qui tout le jour ployés à leurs travaux champêtres,
S'endormaient, quand venait l'obscurité, si las
Que la foudre éclatant ne les éveillait pas !
Je veux marcher longtemps ! Je verrai roussir l'herbe,
Les roses se faner aux rosiers de Viterbe,
Qui s'allongent en haies au devant des maisons.
Mes souliers éculés rongeront mes talons ;
Je sentirai la faim atroce, la fringale
Affaiblir mes genoux sous la lumière égale
D'un soleil implacable et fort comme la mort,
Mais sans fléchir, j'irai quand même, vers le nord !
Je verrai, quand viendra sur moi le crépuscule
De ce jour violemment brûlé de canicule,
Le soleil s'abîmer derrière les grands monts,
Dans une mer de cuivre et d'or en fusions.
Ma vigueur du matin ne sera plus qu'une ombre
Perdue alors, comme tant d'autres, dans le nombre
Des ombres que le soir allonge sur le sol,
Et j'irai chancelant, comme soûlé d'alcool,
Tant la fatigue aura mis en moi de faiblesse,
Quand le but aperçu fouettera ma détresse.
Alors, réunissant dans un suprême effort,
Comme une troupe se rallie autour d'un fort,
Toute ma force éparse encore inépuisée,
Je courberai plus bas mon échine lassée
Et j'escaladerai la montagne, où surgit,
Sur le dernier fond d'or du couchant aminci,
Le bourg que je visais en partant de la ville,
Dégoûté des humains et de leur clameur vile.
Et je m'écroulerai dans la fougère, alors.
Mais avant qu'un sommeil aussi lourd que mon corps
Abolisse la gloire âpre du paysage,
Couché sur le flanc droit, du foin sur le visage,
Sans m'apercevoir même en mon néant qu'il soit
Des branches de bois mort et des cailloux sous moi,
Encore conscient, j'aurai cette minute
Unique de sentir en mon âme de brute
S'infiltrer, remplaçant la mémoire et l'espoir,
La blancheur de la lune et le calme du soir.
Alfred DesRochers (1929)
Tiré de : Alfred DesRochers, À l'ombre de l'Orford, Montréal, Librairie d'Action canadienne-française, 1930, p. 17-22.
Pour en savoir plus sur Alfred DesRochers, voyez la notice biographique et les documents sous son poème Ode au soleil d'hiver (cliquer sur le titre).
D'Alfred DesRochers, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : Je suis un fils déchu et Hymne au vent du Nord (cliquer sur les titres).
Le poème Désespérance romantique, ci-haut, est tiré du recueil À l'ombre de l'Orford, d'Alfred DesRochers. Cliquer ICI pour se procurer cette œuvre majeure de la littérature québécoise. |
Deux ans avant son décès, Alfred DesRochers donna
ce qui allait devenir sa dernière grande entrevue,
parue dans La Presse du 23 octobre 1976. Pour
en prendre connaissance, cliquer sur cette image :
Le 20 avril 1954, dans la grande salle de l'hôtel
Ritz-Carlton, à Montréal, Alfred DesRochers donna
une importance conférence sur la poésie canadienne-
française. Pour prendre connaissance du texte de
cette allocution, cliquer sur cette image :
Alfred DesRochers à l'époque où il publia À l'ombre de l'Orford. (Photo : La Tribune, 29 novembre 1930) |
Alfred DesRochers en compagnie de Philippe Panneton, alias « Ringuet », auteur du roman Trente arpents. (Source : revue Lectures, mai 1953) |
Alfred DesRochers posant en 1953 avec son épouse Rose-Alma Breault à Claire-Fontaine, résidence de leur amie l'écrivaine animatrice de télévision Françoise Gaudet-Smet. Claire-Fontaine est situé à Saint-Sylvère, dans la région de Bécancour. Sur cette résidence et celle qui l'habitait, voyez une intéressante vidéo ICI. (Source inconnue ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Le 18 novembre 1966, vingt-cinquième anniversaire de la mort du poète Émile Nelligan, Alfred DesRochers eut l'honneur de procéder au dévoilement de la stèle ornant sa tombe au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal. Au cours de l'imposante cérémonie, DesRochers a également dit le célèbre poème de Nelligan, Le vaisseau d'or. Le médaillon sur la stèle est une œuvre du sculpteur et poète Alonzo Cinq-Mars, dont les Poésies québécoises oubliées ont publié Illusion et Homère en balade à Québec. À droite de DesRochers, légèrement en arrière-plan, le comédien Albert Millaire, qui lui aussi prit part à la cérémonie en lisant un texte. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
La Presse, 19 novembre 1966. (Source : BANQ ; cliquer sur l'article pour l'élargir) |
Alfred DesRochers en octobre 1976, deux ans avant son décès. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Monument funéraire d'Alfred DesRochers à Saint-Élie-d'Orford. (Photo : Daniel Laprès, juillet 2918 ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Procurez-vous l'un des quelques exemplaires encore disponibles
de Nos poésies oubliées, un volume préparé par le concepteur
du carnet-web des Poésies québécoises oubliées, et qui présente
100 poètes oubliés du peuple héritier de Nouvelle-France, avec
pour chacun un poème, une notice biographique et une photo
ou portrait. Pour se procurer le volume par Paypal ou virement
Interac, voyez les modalités sur le document auquel on accède
en cliquant sur l'image ci-dessous. Pour le commander par
VISA, cliquer ICI.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire