lundi 14 juin 2021

L'expérience

Rocher sur la Pointe de Saint-Roch-des-Aulnaies, où Auguste Soulard 
(1819-1852) se rendait souvent méditer face au fleuve Saint-Laurent et
où il trouvait l'inspiration pour la plupart des poèmes qu'il a composés.

(Photo : Courtoisie Daniel Hamelin, juillet 2020)




   Il est d'heureux mortels dont le sort ni le temps
   N'ont pu désenchanter l'âme crédule et pure,
   Flexibles arbrisseaux sur qui passent les vents,
   Sans effeuiller leur tête ou faner leur verdure.
   La vie et les humains ne leur ont rien appris ;
   Leur mémoire est une onde où glisse toute image : 
   Enfants en cheveux blonds, enfants en cheveux gris,
   L'erreur les a bercés et les berce à tout âge.

   Si dans l'urne fatale on choisissait son sort,
   Le vôtre, cœurs naïfs, m'aurait tenté peut-être,
   Quoiqu'en vous la pensée oisive et sans ressort
   Soit un germe infécond qui meurt avant de naître.
   Sans plaisirs enivrants et sans maux douloureux,
   J'eusse ignoré toujours l'expérience amère,
   Et mon jour achevé, j'aurais fermé les yeux
   Comme le nouveau-né sur le sein de sa mère.

   Mais on ne choisit pas !... Soit malheur, soit bonheur,
   Je suis de ceux dont l'âme est vieille avant la tête ;
   Le monde à peu de frais voulut traiter mon cœur ; 
   Il m'a reçu sans pompe et sans habits de fête.
   Aujourd'hui que pour moi son masque s'est brisé,
   Irai-je à son aspect détourner la paupière ?
   Non, non, puisqu'en sa coupe une fois j'ai puisé,
   Sachons, sans reculer, la vider tout entière.

   Viens, fille des douleurs, mère de la raison,
   Sœur du temps, vénérable et mûre expérience,
   Pour tant de biens flétris en leur verte saison,
   De moi-même et d'autrui m'apporter la science ;
   Marche au-devant de moi ; ne crains pas qu'en chemin
   L'éclat de ton flambeau m'importune ou me blesse ;
   Dût ton bâton d'épine ensanglanter ma main,
   Donne ; ― ma main sur lui s'appuiera sans faiblesse. 

   L'œil cave, les pieds nus, le front chauve et hâlé, 
   De ravins en ravins et d'abîme en abîme,
   Tu guides l'homme errant vers un pic dépouillé ;
   Mais là s'ouvre à ses yeux un horizon sublime !
   Sur les pas qu'il a faits ramenant ses regards, 
   Il respire, et, d'en haut, dominant la campagne,
   Voit d'un œil de pitié ses compagnons épars
   Gravir, loin sous ses pieds, au bas de la montagne. 

   Sévère tour-à-tour et tendre en tes rigueurs,
   Tu blesses et guéris, comme le fer d'Achille
   Sourde à nos cris d'effroi, tu fais saigner nos cœurs ; 
   Mais de la plaie amère un doux baume distille.
   Sans toi, les plus beaux fruits que le ciel sème en nous
   Périraient sans briser leur enveloppe épaisse :
   C'est toi dont le fléau frappant l'aire à grands coups,
   Fait jaillir de l'épi le grain de la sagesse.

                                     Auguste Soulard (sans date)



Tiré de : revue Le Foyer canadien, volume 1, Québec, Bureaux du Foyer canadien, 1863, p. 319-320. 

Pour en savoir plus sur Auguste Soulard, cliquer ICI


Pour découvrir le bel hymne « Mon pays », composé par 
Auguste Soulard en 1841, cliquer sur cette image : 


Pour prendre connaissance du texte d'un discours 
prononcé par Auguste Soulard le 24 juin, lors du 
banquet de fondation de la Société Saint-Jean-Baptiste 
de Québec, cliquer sur cette image : 


Pour consulter le témoignage que Pierre-J.-O.
Chauveau, homme de lettres qui deviendra 
le premier Premier ministre du Québec, 
a publié en hommage à Auguste Soulard
lors de sa mort, cliquer sur cette image : 


Pour consulter le poème que François-Magloire Derome
composa en mémoire de son ami Auguste Soulard,
cliquer sur cette image :



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