dimanche 20 janvier 2019

Hymne au Vent du Nord

Alfred DesRochers (1901-1978)

(Source : Un poète et son double)




   Ô Vent du Nord, vent de chez nous, vent de féérie,
   Qui vas surtout la nuit, pour que la poudrerie,
   Quand le soleil, vers d'autres cieux, a pris son vol,
   Allonge sa clarté laiteuse à fleur de sol ;
   Ô monstre de l'azur farouche, dont les râles
   Nous émeuvent autant que, dans les cathédrales,
   Le cri d'une trompette aux Élévations ;
   Aigle étourdi d'avoir erré sur les Hudsons,
   Parmi les grognements baveux des ours polaires ;
   Sublime aventurier des espaces stellaires,
   Où tu chasses l'odeur du crime pestilent ;
   Ô toi, dont la clameur effare un continent
   Et dont le souffle immense ébranle les étoiles ;
   Toi qui déchires les forêts comme des toiles ; 
   Vandale et modeleur des sites éblouis
   Qui donnent des splendeurs d'astres à mon pays,
   Je chanterai ton coeur que nul ne veut comprendre.
   C'est toi qui de blancheur enveloppes la cendre,
   Pour que le souvenir sinistre du charnier
   Ne s'avive en notre âme, ô vent calomnié !

   Ta force immarcessible ignore les traîtrises :
   Tu n'as pas la longueur énervante des brises
   Qui nous viennent, avec la fièvre, d'Orient,
   Et qui nous voient mourir par elle, en souriant ;
   Tu n'es pas le cyclone énorme des Tropiques,
   Qui mêle à l'eau des puits des vagues d'Atlantiques,
   Et dont le souffle rauque est issu des volcans ;
   Comme le sirocco, ce bâtard d'ouragans,
   Qui vient on ne sait d'où, qui se perd dans l'espace,
   Tu n'ensanglantes pas les abords de ta trace ;
   Tu n'as jamais besoin, comme le vent d'été, 
   De sentir le tonnerre en laisse à ton côté,
   Pour aboyer la foudre, en clamant ta venue. 
   Ô Vent épique, peintre inoui de la nue,
   Lorsque tu dois venir, tu jettes sur les cieux,
   Au-dessus des sommets du nord vertigineux,
   Le signe avant-coureur de ton âme loyale :
   Un éblouissement d'aurore boréale. 

   Et tu nous viens alors. Malheur au voyageur
   Qui n'a pas entendu l'appel avertisseur ! 

   Car toi, qui dois passer pour assainir le monde, 
   Tu ne peux ralentir ta marche une seconde :
   Ton bras-cohorte étreint l'infortuné marcheur ;
   Mais, tandis que le sang se fige dans son coeur,
   Tu rétrécis pour lui les plaines infinies ;
   Tu répètes sans fin pour lui les symphonies
   Qui montent de l'abîme arctique vers les cieux ;
   Tu places le mirage allègre dans ses yeux : 
   Il voit le feu de camp où le cèdre s'embrase
   Et la mort vient sur lui comme vient une extase.
   Demain, sur le verglas scintillant d'un ciel clair,
   La gloire d'une étoile envahira sa chair.

   Non, tu n'es pas, ô Vent du Nord, un vent infâme : 
   Tu vis, et comme nous, tu possèdes une âme.
   Comme un parfum de rose au temps du rosier vert,
   Tu dispenses l'amour durant les mois d'hiver.

   Car il vibre en ta voix un tel frisson de peine,
   Que l'esprit faible oublie, en l'écoutant, sa haine,
   Et durant ces longs mois où le jour est trop court,
   Quand tu chantes, ton chant fait s'élargir l'amour. 
   Il redit la douleur indistincte des choses
   Qui souffrent sous des cieux également moroses.

   Nul ne sait mieux que toi l'horreur de rôder seul
   Ou séparé de ceux qu'on aime ; le linceul 
   Étendu par la glace entre le ciel et l'onde
   Et le suaire épais des neiges sur le monde.
   Les cris de désespoir de l'Arctique, l'appel
   Poussé par la forêt que torture le gel,
   Toute la nostalgie éparse de la terre
   Pour le soleil, pour la chaleur, pour la lumière,
   Pour l'eau, pour les ébats folâtres des troupeaux,
   Et ton désir, jamais assouvi de repos,
   Tout cela, dans ton chant soupire et se lamente
   Avec un tel émoi d'espérance démente,
   Que nul n'en peut saisir toute la profondeur. 

   Sans toi, l'amour disparaîtrait durant ces heures
   Où l'hiver nous retient cloîtrés dans les demeures.
   Le tête-à-tête pèse et devient obsédant
   S'il ne plane sur lui quelque épouvantement.
   Sans toi, l'amant serait bientôt las de l'amante ;
   Mais quand ta grande voix gronde dans la tourmente,
   La peur unit les corps, l'effroi chasse l'ennui,
   Le coeur sent la pitié chaude descendre en lui,
   L'épaule ingénument recherche une autre épaule,
   La main transie, avec douceur, se tend et frôle
   Une autre main, la chair est un ravissement ;
   La mère sur son sein réchauffe son enfant,
   Et les époux, qu'avaient endurcis les années,
   Ont retrouvé soudain leurs caresses fanées.
   Le lit triste s'emplit des capiteux parfums
   Que répandaient jadis les fleurs des soirs défunts ;
   Le nuage de l'heure ancienne se dissipe ;
   Et dans l'étreinte ardente où l'âme participe,
   Comme le corps, parfois s'incrée un rédempteur.

   Ah ! si l'on te maudit, ô Vent libérateur
   Qui chasses loin de nous la minute obsédante,
   C'est qu'un désir secret de vengeance nous hante,
   Et ce qu'on hait en toi, c'est le pardon qui vient. 

________________


   Comme un vase imprégné des liqueurs qu'il contient,
   Ô Vent dont j'aspirai souvent la violence
   Durant les jours fougueux de mon adolescence,
   Je sens que, dans mon corps tordu de passions,
   Tu te mêles au sang des générations ! 
   Car mes aïeux, au cours de luttes séculaires,
   Subirent tant de fois les coups de tes lanières,
   Que ta rage puissante en pénétra leurs sens : 
   Nous sommes devenus frères depuis longtemps !
   Car, de les voir toujours debout devant ta face,
   Tu compris qu'ils étaient des créateurs de race,
   Et par une magie étrange, tu donnas
   La vigueur de ton souffle aux muscles de leurs bras !

   Le double acharnement se poursuit dans mes veines,
   Et quand je suis courbé sur quelques tâches vaines,
   Ô Vent, qui te prêtas tant de fois à mes jeux,
   Que résonne en mon coeur ton appel orageux.
   Je tiens autant de toi que d'eux ma violence,
   Ma haine de l'obstacle et ma peur du silence,
   Et, malgré tous les ans dont je me sens vieillir,
   De préférer encor l'espoir au souvenir ! 

   Hélas ! la Ville a mis entre nous deux ses briques,
   Et je ne comprends plus aussi bien tes cantiques,
   Depuis que j'en subis le lâche apaisement.
   L'effroi de la douleur s'infiltre lentement,
   Chaque jour, dans ma chair de mollesse envahie,
   Telle, entre les pavés, la fleur s'emplit de suie.

   Je sens des lâchetés qui me rongent les nerfs,
   Et ne retrouve plus qu'un charme de vieux airs
   À tes mots glorieux qui m'insufflaient des fièvres ;
   Un sourire sceptique a rétréci mes lèvres,
   Et je crains, quelquefois, qu'en m'éveillant, demain,
   Je ne sente mon coeur devenu trop humain ! 

   Ô Vent, emporte-moi vers la grande Aventure.
   Je veux voir la force âpre de la Nature,
   Loin, par-delà l'encerclement des horizons
   Que souille la fumée étroite des maisons ! 
   Je veux aller dormir parmi les cimes blanches,
   Sur un lit de frimas, de verglas et de branches,
   Bercé par la rumeur de ta voix en courroux,
   Et par le hurlement famélique des loups ! 

   Le froid et le sommeil qui clorent mes paupières
   Me donneront l'aspect immuable des pierres ! 
   Ô rôdeur immortel qui vas depuis le temps,
   Je ne subirai plus l'horreur ni les tourments
   De l'âme enclose au sein d'un moule périssable ;
   J'oublierai que ma vie est moins qu'un grain de sable
   Au sablier des ans chus dans l'Éternité !

   Et quand viendront sur moi les vagues de clarté
   Que l'aube brusquement roulera sur mon gîte,
   Je secouerai l'amas de neige qui m'abrite ;
   Debout, je humerai l'atmosphère des monts,
   Pour que sa force nette emplisse mes poumons,
   Et, cabré sur le ciel que l'aurore incendie,
   Je laisserai ma voix, comme ta poudrerie, 
   Descendre sur la plaine en rauques tourbillons,
   Envelopper l'essaim maculé des maisons,
   Afin que, dominant le bruit de ton blasphème,
   Je clame au monde veule, ô mon Vent, que je t'aime !

                                       Alfred DesRochers (1929)




Tiré de : Alfred DesRochers, À l'ombre de l'Orford, Montréal, Librairie d'Action canadienne-française, 1930, p. 91-99. 

Pour en savoir plus sur Alfred DesRochers, voyez la présentation du texte de sa conférence donnée en 1953 à Montréal, Pleins feux sur nos lumières poétiques occultées

D'Alfred DesRochers, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : ― Je suis un fils déchu et ― Ode au soleil d'hiver


Première édition littéraire (1930) du recueil
À l'ombre de l'Orford, d'Alfred DesRochers,
d'où est tiré l'Hymne au Vent du Nord, ci-haut.
Son lancement est considéré comme ayant
été un moment important de l'histoire littéraire
du Québec, comme on peut le voir ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

On peut de nos jours se procurer dans toute
bonne librairie, et à bas prix, cette édition
de poche du recueil À l'ombre de l'Orford.
(Informations ICI).  

Dédicace manuscrite d'Alfred DesRochers à son
petit-fils Vincent, dans une édition de 1974 de son
recueil L'Offrande aux vierges folles.

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Alfred DesRochers, dans les années 1960, avec sa fille, la
comédienne, humoriste et chanteuse Clémence DesRochers.

(Photo : Antoine Désilets ; source : BANQ ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Alfred DesRochers repose, « À l'ombre de l'Orford »,
au cimetière de Saint-Élie-d'Orford.

(Photo : Daniel Laprès, juillet 2018 ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

La correspondance entre Louis Dantin et Alfred
DesRochers
 est une riche source d'informations
qui fait découvrir le foisonnement de la vie
littéraire québécoise de la première moité du
XXe siècle. Pour informations, voyez ICI.


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