jeudi 15 novembre 2018

Aurore

Charles Gill (1871-1918)

(Source : Réginald Hamel, Gaëtane de Montreuil,
Montréal, Les Éditions de l'Aurore, 1976, p. 149)






   Règne en paix sur le fleuve, ô solitude immense !
   Ô vent, ne gronde pas ! ô montagnes, dormez !
   À l'heure où tout se tait sous les cieux blasphémés,
   La voix de l'Infini parle à la conscience. 

   Entre ces deux géants dont le roc éternel,
   Surgi du gouffre noir, monte au gouffre du rêve,
   La pensée ennoblie et plus grande s'élève
   De l'abîme de l'âme à l'abîme du ciel. 

   Quel monde vois-je ici ! d'où vient la masse d'encre
   Qui baigne sur ces bords le granit et le fer ?
   Sur quelle nuit, sur quel néant, sur quel enfer
   Frémit cette onde où l'homme en vain jetterait l'ancre ?

   Du haut des sommets gris, l'ombre comme un linceul
   Tombe sur la tristesse et sur la solitude ;
   Mon cri trouble un instant la morne inquiétude : 
   Dans l'ombre qui descend l'écho me répond seul. 

   Rien de ce qui bourdonne et rien de ce qui chante
   Ou hurle, ne répond : ni le loup ni l'oiseau ;
   Rien de ce qui gémit, pas même le roseau,
   Ne répond en ces lieux que le mystère hante.

   Ô Baie Éternité, j'aime tes sombres flots !
   Ton insondable lit s'enfonce entre des rives
   Dont les rochers dressés en cimes convulsives,
   Gardent tragiquement l'empreinte du chaos. 

   Désormais, l'art m'attache au bord du fleuve-abîme ;
   Je le voudrais chanter dans mes vers, mais en vain
   Je tente d'exprimer ce qu'il a de divin
   Et d'infernalement effrayant et sublime. 

   Les accents que mon âme évoque avec effroi
   Expirent sur ma lèvre en proie à l'épouvante...
   Ton esprit n'est pas loin de ce spectacle, ô Dante !
   Ô Dante Alighieri !! mon maître, inspire-moi !

   Poète des mots brefs et des grandes pensées,
   Toi qui sais pénétrer les humaines douleurs
   Et dans le Paradis cueillir les saintes fleurs,
   Qu'au souffle de tes chants mes strophes soient bercées !

   Apprends-moi comme il faut monter, le front serein,
   Vers les sommets sacrés qui conduisent aux astres,
   Et, le coeur abîmé dans la nuit des désastres,
   Faire sur le granit sonner le vers d'airain

   Mais déjà l'aube terne aux teintes indécises
   Révélait des détails au flanc du grand rocher ;
   Je voyais peu à peu les formes s'ébaucher,
   Et les contours saillir en lignes plus précises.

   Bientôt le coloris de l'espace éthéré
   Passa du gris à l'ambre et de l'ambre au bleu pâle ;
   Les flots prirent les tons châtoyants de l'opale ;
   L'Orient s'allumait à son foyer sacré. 

   Le gris matutinal en bas régnait encore,
   Quand l'éblouissement glorieux de l'aurore
   Embrasa le sommet du cap Éternité
   Qui tendait au salut du jour sa majesté. 

   Pendant que l'Infini se fleurissait de roses,
   Les fulgurants rayons pour le sommet ont lui...
   Et j'ai pensé, scrutant le sens profond des choses :
   ― « Le ciel aime les fronts qui s'approchent de lui ;
   Pour les mieux embellir sa splendeur les embrase,
   Chair ou granit, d'un feu triomphal et pareil :
   Il donne aux uns l'éclat d'un astre à son réveil,
   Aux autres la lumière auguste de l'extase ! »

                                             Charles Gill (1909) 




Tiré de : Charles Gill, Le Cap Éternité, Montréal, Éditions du Devoir, 1919, p. 45-47. 

Pour en savoir plus sur Charles Gill, cliquer ICI


Le Cap Éternité, recueil de Charles Gill,
paru un an après sa mort et d'où est
tiré le poème Aurore, ci-haut. Cet
exemplaire appartenait au journaliste
nationaliste et homme de lettres
Olivar Asselin, dont on peut voir la
signature sur le coin gauche, en haut.


(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Charles Gill sur la cime du cap Éternité, au Saguenay.

(Source : son recueil Le Cap Éternité ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Vue du cap Éternité depuis le cours amont de la rivière Saguenay.

(Source : Laurent Bélanger, Wikipedia Commons)

En 1997, le critique littéraire Réginald Hamel
a publié les poésies complètes de Charles Gill.
Cette édition est encore disponible dans toute
bonne librairie. Informations ICI

Charles Gill est mort le 16 octobre 1918, victime de l'épidémie de
grippe espagnole qui sévissait alors. Le lendemain de son décès,
son ami le poète Albert Lozeau lui rendait hommage dans Le Devoir.


(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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