mardi 2 juillet 2019

Que diriez-vous, héros de la Nouvelle-France ?

Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882)

(Source : BANQ)




   Mon père, écoutez-moi : le temps est précieux,
   Je peux vous dire encor mes raisons et mes voeux. 
   S'il est vrai qu'aujourd'hui votre coeur me chérisse,
   De moi n'exigez pas un si grand sacrifice. 

   Pour défendre ce sol contre des étrangers,
   L'on a vu les Français affronter les dangers,
   Ni les fers, ni la mort n'ébranlaient leur courage.
   S'ils voyaient l'ennemi débarquer au rivage,
   Ils s'armaient tout à coup, et ces preux combattants
   Sur le champ de bataille allaient mourir contents, 
   Heureux de conserver aux dépens de leur vie
   Un pays qu'ils aimaient comme une autre patrie. 

   Et moi j'irais, mon père, abjurant la pudeur, 
   Et de ces fils de Mars indigne successeur, 
   Sans respect pour mon nom, j'irais ternir la gloire
   Attachée à ce Cap par plus d'une victoire ?...
   
   Tout ici parle d'eux : je regarde ce fort,
   Ces remparts, ces maisons, ces murailles, ce port
   Où pour votre malheur vos vaisseaux abordèrent,
   Ces vastes bâtiments, ces champs qu'ils défrichèrent : 
   Mon père, ce sont là les fruits de leurs labeurs.
   Pourrais-je, dites-moi, mépriser leurs sueurs
   Au point de les offrir moi-même à l'Angleterre ?
   Puis-je dire aux Anglais : Occupez cette terre,
   C'est moi qui la gouverne, et je puis volontiers 
   Moi-même en enrichir des peuples étrangers ?

   Que diriez-vous, héros de la Nouvelle-France ?
   Ah ! vos mânes sanglants demanderaient vengeance ! 
   Tu frémirais de rage, honneur de Saint-Malo
   Cartier, toi qui jadis arbora ton drapeau,
   Le vieux drapeau français, sur cette vaste plage,
   Après avoir bravé les autans et l'orage.
   La Roche, au haut du ciel, en voyant ce forfait,
   Tu gémirais aussi, ton coeur s'attristerait,
   Toi pour qui notre sol offrait de si grands charmes
   Qu'à son seul souvenir tu répandais des larmes !

   Et toi surtout, Champlain, dont les soins paternels
   Naguère protégeaient nos murs et nos autels ! 
   Pour défendre Québec ton bras prenait la flamme,
   Et le courage alors bouillonnait dans ton âme ; 
   Et s'il fallut enfin succomber sous les coups,
   Tu cherchas pour ta ville un destin noble et doux.
   L'on ne t'attira point par quelque vile amorce,
   Jamais tu n'as cédé que vaincu par la force.

   Héros de mon pays, je veux suivre vos pas,
   Ce Cap, rien ne pourra l'enlever à mon bras.
   Qu'on le prenne de force ; alors ma conscience,
   Loin de me reprocher mon défaut de vaillance,
   Lorsque je gémirai sur mon propre malheur,
   Me rendra témoignage en calmant ma douleur. 

                             Antoine Gérin-Lajoie(1844)



Extrait de : Antoine Gérin-Lajoie, Le Jeune Latour, tragédie en trois actes. La pièce est initialement parue en 1844 dans les journaux L'Aurore des Canadas (7, 12 et 17 septembre), Le Journal de Québec (10, 17 et 21 septembre) et Le Canadien (16, 18 et 20 septembre), puis, également en septembre de la même année, sous forme de brochure par l'éditeur de L'Aurore du Canada, Joseph-Guillaume Barthe. En 1848, la pièce fut de nouveau publiée, cette fois dans le Répertoire national

*  Antoine Gérin-Lajoie est né à Yamachiche le 4 août 1824, d'André Gérin-Lajoie, cultivateur, et de Marie-Amable Gélinas. Après ses études au Séminaire de Nicolet, où il avait participé à la fondation d'une Académie littéraire qui exista durant plus d'un siècle, il étudia le droit à l'Université Laval de Montréal, mais il interrompit ses études à trois reprises pour devenir le premier président de l'Institut canadien de Montréal, puis, de 1845 à 1847, le rédacteur du journal La Minerve. Intéressé aussi par la politique, il fut notamment secrétaire d'Augustin-Norbert Morin.
   Finalement admis au Barreau en 1848, il renonça alors à l'exercice de sa profession pour devenir fonctionnaire au ministère des Travaux publics. à partir de 1850, alors que le parlement s'était transporté à Toronto, il quitta ses fonctions, pratiqua quelques temps le droit, puis fut nommé secrétaire des arbitres provinciaux. 
   Après un voyage d'études à Boston, il devient traducteur à l'Assemblée législative, puis, à partir de 1856, bibliothécaire-adjoint du Parlement. De retour à Québec en même temps que le Parlement en 1859, il fonda alors la revue Les Soirées canadiennes avec Hubert LaRue, Joseph-Charles Taché et Henri-Raymond Casgrain. Il fonda plus tard, suite à une mésentente avec les directeurs, la revue Le Foyer canadien
   Auteur de la célèbre chanson Un Canadien errant qu'il a composée en 1842, il a aussi écrit la première pièce de théâtre dramatique au Canada français, Le Jeune Latour (1844) qu'il avait composée à l'âge de 19 ans, alors qu'il était étudiant au Séminaire de Nicolet et qui connut un grand succès. En 1851, il publia un ouvrage tout aussi marquant, Le catéchisme politique ou Éléments de droit public et constitutionnel du Canada. Il est également l'auteur de deux romans importants de la littérature nationale du Québec, Jean Rivard, défricheur (1874) et Jean Rivard, économiste (1876), suivis de Jean Rivard, scènes de la vie réelle (1877). Il fit œuvre d'historien en faisant paraître Dix ans au Canada de 1840 à 1850 : histoire de l'établissement du gouvernement responsable, qui fut publié en 1888, soit six ans après sa mort.   
   Antoine Gérin-Lajoie est mort à Ottawa le 7 août 1882. Il est inhumé à Montréal, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.  
(Sources : Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 1, p. 714-715 ; Biographi.ca). 

On peut lire dans le Répertoire national (1848) cette présentation de la pièce Le Jeune Latour, d'où provient l'extrait ci-haut (dans le troisième et dernier acte) : 

« Voici ce qui fait le sujet de cette tragédie : 
   Pendant que les Anglais se rendaient maîtres de Québec et du Canada, le capitaine Daniel, de Dieppe, les chassait du port aux Baleines, sur les côtes de la Gaspésie, et un jeune officier nommé Latour leur résistait au Cap-de-Sable, le seul poste, à peu près, qui restât alors aux Français dans l'Acadie. Le père de ce jeune officier, qui s'était trouvé à Londres pendant le siège de La Rochelle et y avait épousé en secondes noces une des filles d'honneur de la reine, avait promis au gouvernement anglais de le mettre en possession du poste où commandait son fils, et sur cette promesse, on lui donna deux vaisseaux de guerre, sur lesquels il s'embarqua avec sa nouvelle épouse. 
   Arrivé à la vue de Cap-de-Sable, il se fit débarquer et alla seul trouver son fils, à qui il fit un exposé magnifique du crédit dont il jouissait à la Cour d'Angleterre, et des avantages qu'il avait lieu de s'en promettre. Il ajouta qu'il ne tenait qu'à lui de s'en procurer d'aussi considérables ; qu'il lui apporterait l'Ordre du Bain, et qu'il avait pouvoir de le confirmer dans son gouvernement, s'il voulait se déclarer pour Sa Majesté britannique. 
   La surprise du jeune commandant fut extrême : il dit à son père qu'il s'était trompé, s'il l'avait cru capable de trahir son pays ; qu'il faisait beaucoup de cas de l'honneur que le roi d'Angleterre voulait lui faire, mais qu'il ne l'achèterait pas au prix du trahison ; que le monarque qu'il servait était assez puissant pour le récompenser de manière à ne pas lui donner lieu de regretter d'avoir rejeté les offres qu'on lui faisait ; et qu'en tout cas, sa fidélité lui tiendrait lieu de récompense. 
   Le père, qui ne s'était pas attendu à une pareille réponse, retourna aussitôt à son bord. Il écrivit le lendemain à son fils, dans les termes les plus pressants et les plus tendres ; mais sa lettre ne produisit aucun effet. Enfin, il lui fit dire qu'il était en état d'emporter par la force ce qu'il ne pouvait obtenir par ses prières ; que quand il aurait débarqué ses troupes, il ne serait plus temps pour lui de se repentir d'avoir rejeté les avantages qu'il lui offrait, et qu'il lui conseillait, comme père, de ne pas le contraindre à le traiter en ennemi. 
   Ces menaces furent aussi inutiles que l'avaient été les sollicitations et les prières. Latour, le père, en voulut venir à l'exécution : on attaqua le fort ; mais le jeune officier se défendit si bien qu'au bout de deux jours, le commandant anglais, qui n'avait pas compté sur la moindre résistance, et qui avait perdu plusieurs soldats, ne jugea pas à propos de s'opiniâtrer davantage à ce siège. Il le déclara à Latour, père, qui se trouva fort embarrassé : comment, en effet, retourner en Angleterre, et s'exposer au ressentiment d'une cour qu'il avait trompée ? Quant à son pays natal, il ne pouvait songer à y rentrer, après l'avoir voulu trahir. Il ne lui resta d'autre parti à prendre que de recourir à la générosité de son fils : il le pria de souffrir qu'il demeurât auprès de lui  ; ce qui lui fut accordé ». 
(Tiré de : Le Répertoire national, deuxième édition, volume 3, Montréal,J. M. Valois & Cie Libraires-Éditeurs, 1893, p. 4-6).  


L'extrait ci-haut provient de la pièce Le Jeune 
Latour d'Antoine Gérin-Lajoie, dont on peut
 télécharger gratuitement le texte ICI

Antoine Gérin-Lajoie a composé la pièce Le Jeune Latour alors
qu'il était pensionnaire au Séminaire de Nicolet, où il avait fondé
en 1842 une Académie littéraire, dont les membres tenaient
leurs assemblées dans cette clairière du Boisé du Séminaire.
Pour en savoir plus à ce sujet, cliquer ICI
pour visionner une courte vidéo.
 

Maison natale d'Antoine Gérin-Lajoie, à Yamachiche.
Cette photo fut prise à l'occasion du centenaire de la
naissance de l'écrivain, en 1924. Elle a été honteusement
démolie il y a quelques années.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Ce volume est paru au moment du
centième anniversaire de la naissance
d'Antoine Gérin-Lajoie. On peut trouver
de rares exemplaires de cet éclairant
ouvrage ICI, ICI, ICI, ICI, ICI et ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Monument funéraire d'Antoine Gérin-Lajoie au
cimetière Notre-Dame--des-Neiges, à Montréal.

(Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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