dimanche 24 décembre 2017

La Messe de Minuit à L'Islet

Pierre-J.-O. Chauveau (1820-1890)

(Source : Le Répertoire national, vol. 3)


                 

   Je m'en vais vous conter... 
   La messe qu'à L'Islet dit un prêtre sans tête
   Juste à minuit, un jour ou plutôt une nuit
   Que mon oncle était là. Cela fit bien du bruit.
   Il était en vacances et sortait d'une fête
   Où l'on avait trinqué, chez Thomas Giasson,
   Un peu, pas mal, je crois. Il entendit le son
   De la cloche tintant comme pour l'agonie. 
               
   « En voilà, par exemple, une cérémonie ! 
   » Se dit-il. Allons voir si ce pauvre bedeau
   » Sait ce qu'il fait. Je gage, il aura bu moins d'eau
   » Que de vin. Ou peut-être encore quelque bonne âme, 
    » Aux pécheurs endurcis, par manière de blâme, 
    » A charitablement fait entendre ce glas. 
    » Moi même le premier, j'en aurais bien, hélas !
    » Un grand besoin ». L'église, au détour de la route, 
   Lui parut tout en feu, du bas jusqu'à la voûte. 
               
   Il se hâtait, disait des Ave Maria 
   Aussi drus qu'il pouvait, marchant de telle sorte
   Qu'il fut en même temps au dernier Gloria
   Du chapelet, et puis devant la grande porte,
   Comme au plus beau dimanche, ouverte à deux battants.
   Il entre, mais ne voit point de flamme au dedans.
              
   Seulement, sur l'autel, comme pour un office,
   Six grands cierges brûlaient. ― « Sapristi ! mon garçon, 
   » M'a-t-il dit bien des fois, j'eus un fameux frisson,
   » Et je ne savais point si c'était mon service
   » Que l'on allait chanter ». Volontiers sur ses pas
   Il serait revenu, si, sans lui dire gare, 
   La porte de l'église avec un grand fracas
   Ne s'était refermée. Alors il se prépare 
   Pour le pire, attendant ce qui va se passer.
   Il sentir dans son corps tout son sang se glacer. 

   L'horloge ayant sonné devers la sacristie
   Lentement douze coups, quand il vit dans le choeur
   Un prêtre avancer. La tête était partie
   D'avec le corps. « J'étais dans le banc du seigneur,
   » me dit toujours mon oncle, et je vis qu'à la place
   » Du visage, il avait un nuage léger, 
   » Quelque chose de gris, enfin comme une trace
   » De fumée ou d'encens ». Mais ce prêtre étranger, 
   Et bien étrange aussi, portait une chasuble
   Du plus beau violet. Rarement on s'affuble
   Aussi bien sans sa tête. Et pour lors, sur l'autel
   Il plaça le calice, il ouvrit son missel
   Et puis, en descendant, à mon oncle il fit signe, 
   Disant : Introibo ad altare Dei
   Mais l'autre ne bougea. N'étant pas obéi, 
   Le prêtre s'en alla d'une façon bénigne,
   Comme un homme qu'on chasse et qui l'a mérité...

   C'était un écolier du petit séminaire, 
   Mon oncle, et qui savait répondre à l'ordinaire
   De la messe très bien. Il fut donc irrité
   Contre lui-même un brin d'avoir été si lâche
   Et si peu complaisant : « Il faudra que je tâche
   » De réparer cela, je reviendrai demain,
   » Se dit-il aussitôt ; mais trouvons un chemin
   » Pour sortir au plus vite. Allons ! par la fenêtre
   » Du vestiaire on peut sauter dehors peut-être ;
   » Et derrière l'autel la porte m'y conduit : 
   » Elle est ouverte encore. C'est par là que s'enfuit
   » Ce malheureux curé ; puis, si je le rencontre, 
   » Nous nous expliquerons ; je n'ai rien à l'encontre
   » De ce pauvre monsieur : s'il fallait en vouloir
   » À tous les gens que l'on voit ayant perdu la tête,
   » On n'aurait plus d'amis, et ce serait trop bête ». 

   Il partit comme un trait ; mais au fond du couloir
   La porte était fermée. Il fallut dans l'église
   Demeurer jusqu'au jour. Sur la muraille grise
   ― Les cierges de l'autel s'étant soufflés tout seuls,
   On pouvait voir errer, comme autant de linceuls, 
   Les bizarres reflets de la lampe blafarde. 
   Dans une telle obscurité , plus et plus on regarde, 
   Plus on trouve partout de menaçants objets. 
   En son tableau, la Vierge au fond de la chapelle,
   Si divine au grand jour, si riante et si belle, 
   Paraissait bien sévère ; et, sinistres sujets, 
   Les martyrs, tout armés, dans leurs niches profondes
   Semblaient, pour la plupart, des gens peu rassurants. 
   Les chérubins rosés, aux chevelures blondes, 
   Bons enfants d'ordinaire, avaient l'air très méchants. 
   La voûte bleue aux étoiles dorées,
   La plus riche, je crois, de toutes nos contrées,
   Comme un drap mortuaire était du plus beau noir. 
   Ce qui par-dessus tout n'était pas drôle à voir,
   C'était bien le navire à l'antique structure, 
   Qui promenait son ombre, à la nef suspendu.* 
   On eût dit quelque objet affreux par la nature,
   Araignée aux longs bras, squelette de pendu, 
   Tout ce que vous voudrez de plus abominable. 
   Puis, c'était un silence à vous faire mourir : 
   On aurait entendu, dans l'église, courir
   Une souris. Alors, près de la sainte table,
   Mon oncle se plaça, tout tremblant, à genoux, 
   Priant de tout son coeur pour lui-même et pour nous, 
   Pour le prêtre sans tête, et pour les saintes âmes
   Du purgatoire en masse, aussi pour ses parents,
   Pour tous les bons chrétiens, tant savants qu'ignorants, 
   Pour gens de tous les métiers, même les plus infâmes,
   Inventant, j'en suis sûr, mille dévotions,
   Et prenant devant Dieu des résolutions
   Qu'il sut tenir depuis. ― Sachez que, par la suite, 
   Il devint prêtre, et, bien pire que ça, jésuite. 

   Pour tous en général, pour cela, pour ceci, 
   Et je crois, sans mentir, qu'il y prierait encore,
   Sans un sommeil de plomb qui, juste avant l'aurore,
   Vint le surprendre enfin. Il fut tout ébahi
   D'entendre Introibo ad altare Dei 
   Saluer son réveil. Mais il n'eut pas d'angoisse : 
   C'était la voix d'un prêtre ayant sa tête à lui, 
   Et tête qui pensait pour toute la paroisse ; 
   C'était, sans le nommer, le curé d'aujourd'hui. 
   Donc, mon oncle entendit dévotement sa messe, 
   Puis il fut le trouver, lui disant à confesse
   Tout ce qu'il avait vu. ― « C'est très bien, mon enfant, 
   » Il faudra soulager ce pauvre revenant ; 
   » Le bon Dieu le permet. Je le ferais moi-même,
   » À votre charité s'il n'avait eu recours. 
   » Je serai là, tout prêt à vous porter secours,
   » Si de l'esprit du mal c'était un stratagème ». 

   Par le bedeau, le soir, dans l'église conduit,
   Mon oncle avait repris son poste avant minuit,
   Tout seul. Il entendait, dans le vieux vestiaire,
   Le curé récitant rondement son bréviaire.
   Quand l'heure fut venue, il vit une lueur
   Passer près de l'autel, et voilà que s'allume
   Un cierge, et puis un autre. À tout l'on s'accoutume :
   J'avais cette fois-là, dit-il, beaucoup moins peur ; 

   Et sans trop m'effrayer les douze coups sonnèrent, 
   Et le prêtre sans tête entra bien lentement,
   Et me fit signe encore, mais plus timidement,
   D'avancer dans le choeur ; et les cierges donnèrent
   Une lueur plus vive au moment où je fus
   Près de lui prendre place. Il avait l'air confus
   Tout d'abord, mais sa voix tremblante et sépulcrale
   Se raffermit bientôt ; à plus court intervalle
   Venait chaque verset, puis j'étais moins transi,
   Il prenait du courage et m'en donnait aussi. 
   Je répondais plus haut ; je servis les burettes,
   Sans craindre d'approcher mes mains de ses manchettes.

   Puis l'église soudain sembla se transformer ; 
   Et l'on voyait partout des cierges s'allumer ; 
   La Vierge dans son cadre avait l'air plus heureuse,
   Et se penchant vers nous, souriait gracieuse. 
   Les petits chérubins gazouillaient tendrement ;
   Ils se parlaient entre eux dans un très beau langage
   Qui n'était pas français ni latin davantage. 
   La voûte transparente avait l'air de monter
   Par degrés vers le ciel, les murs de s'incruster
   D'agate, de porphyre et d'opale et le reste,
   Comme on dit de ceux de la cité céleste.

   L'orgue rendait tout seul des sons harmonieux.  
   Et, quand vint le Sanctus, de douces symphonies 
   Descendirent d'en haut. Comme aux cérémonies
   Des plus grands jours, l'encens le plus délicieux
   Sortait je ne sais d'où. Le prêtre, plus agile,
   Avait la voix sonore. Au dernier évangile, 
   Au mot veritatis, il se tourna vers moi.
   Me laissant voir en face un radieux visage,
   Il me dit : « Mon enfant, merci pour ton courage. 
   » Le bon Dieu saura bien récompenser ta foi...
   » Je monte en Paradis... Pour expier l'offense
   » D'avoir été distrait et léger à l'autel,
   » J'ai, pendant cinquante ans, attendu la présence
   » D'un servant qui voulût me faire aller au ciel,
   » En priant avec moi »... Mon oncle ne put dire 
   Comment tout le mystère à la fin s'acheva ; 
   Car au milieu du choeur le curé le trouva
   Dans un état d'extase, et puis dans un délire
   Qui dura plusieurs jours. N'entendant rien du tout,
   Son bréviaire fini de l'un à l'autre bout, 
   Ne sachant que penser de tout cela en somme,
   Il venait au secours de ce pauvre jeune homme. 
   Il ne vit dans l'église aucun signe nouveau,
   Et se dit que le mal était dans le cerveau
   De l'écolier. Plus tard, connaissant mieux l'affaire,
   D'un miracle il trouva que la preuve était claire. 
   C'est ce que m'a dit mon oncle, et je l'ai toujours cru...

   Légendes, doux récits, qui berciez mon enfance, 
   Vieux contes du pays, vieilles chansons de France, 
   Peut-être un jour, hélas ! vos accents ingénus
   De nos petits neveux ne seront plus connus. 
   Vous vous tairez, ou bien l'écho de votre muse
   Ira s'affaiblissant partout où l'on abuse
   De ce grand vilain mot, si plein d'illusion,
   Et trop long pour mes vers : civilisation. 

   Ô poèmes naïfs, dont le peuple est l'auteur,
   Légendes que transmet à la folle jeunesse, 
   Avec un saint amour, la prudente vieillesse,
   Votre charme est surtout aux lèvres du conteur,
   Et, malgré votre nom, il faut bien vous le dire, 
   On ne vous croira plus lorsqu'on pourra vous lire ! 

                      Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1877) 



Tiré de : Abbé Antonin Nantel, Les fleurs de la poésie canadienne, quatrième édition, Montréal, Librairie Beauchemin, 1912, p, 45-51. 

* « À propos du petit navire que l'on voyait autrefois suspendu dans la nef des églises, on a dit qu'il représentait la barque de Pierre ou le vaisseau de l'Église, ou qu'il était une sorte d'ex-voto en souvenir de la destruction de la flotte anglaise aux Sept-Îles qu'on attribuait à une insigne protection de la sainte Vierge » (Antonin Nantel).  

Pour en savoir plus sur P.-J.-O. Chauveau, cliquer ICI.

Vues ancienne (Source : Répertoire du patrimoine culturel du Québec) et récente (Wikipedia)
de l'église de L'Islet, où se déroule la légende racontée par P.-J.-O. Chauveau.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le choeur de l'église de l'Islet, dont la construction date de 1768.

(Source : TripAdvisor ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Les fleurs de la poésie canadienne,
d'où est tiré le conte poétique
La Messe de Minuit à L'Islet.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

P.-J.-O. Chauveau est l'un des personnages
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