lundi 27 septembre 2021

Complainte des naufragés de l'Ile-aux-Grues (1845)

La Pointe-aux-Pins de l'Ile-aux-Grues, à la hauteur de Montmagny, où,
dans la nuit du 26 au 27 novembre 1845, eut lieu sur les battures
la tragédie décrite dans la complainte ci-dessous.

(Photo : Balise Québec ; cliquer sur l'image pour l'élargir)




         (Fragments)


   C'est à Saint-Jean Port-Joli,
   Cinq hommes se sont embarqués.
   Ils étaient pères de famille
   À Québec voulant aller.
   Vers les quatre heures du soir,
   Vingt-six novembre dernier, 
   Ils embarquent sans le vouloir,
   Chacun craignant le danger. […]


   Le vaisseau cinglant au large
   Sur les vagues découragées,
   Était peinte sur leur visage
   La frayeur est bien tracée.
   Le bateau vogue sur l'onde 
   Toujours prête à submerger.
   Le vent souffle et la mer gronde,
   Tout fait craindre le danger. 

   La pluie qui tombe du ciel 
   Vient encore les affliger ; 
   La nuit sombre de ses ailes
   Les oblige de mouiller.
   Enfin tout l'équipage 
   Est en grande anxiété.
   Il faut chercher un mouillage
   Et nous mettre en sûreté. 

   Le capitaine à la barre
   Regarde de tout côté.
   Souvent il crie à Chouinard :
   Sur le devant faut sonder. 
   La Pointe-aux-Pins qu'on découvre
   Ici il nous faut entrer. 
   Le vent nord'est le bois couvre,
   Nous serons en sûreté. 

   C'était prêt de ce rivage
   Qu'ils havrent pour la nuit
   Pour laisser passer l'orage.
   Peu après le vent calmit ; 
   Ils descendent dans la chambre
   Chacun se changer d'habits.
   Ils font la prière ensemble,
   Croyant bien passer la nuit.

   Vers les onze heures du soir,
   Louison Pelletier leur a dit : 
   Qu'entends-je sur la mer,
   Le vent nord'ouest est-il pris ?
   Babin dont le Capitaine
   Vite sur le pont a monté.
   Il regarde, il examine,
   Voit que le vent est changé. […]

   L'aquilon qui souffle, qui gronde,
   Va toujours en augmentant. 
   La mer qui grossit ses ondes
   Fait mouvoir le bâtiment.
   À chaque lame qui frappe
   Sur le devant du bateau, 
   Voilà le guindeau qui échappe, 
   Va être emporté à l'eau. […] 

   Catastrophe épouvantable,
   Babin se mit à crier. 
   Quel naufrage pitoyable,
   Nous allons bien tous geler.
   Le vent le glace, le saisit,
   Commence à se lamenter :
   Saint Jean, sauvez-moi la vie,
   Plusieurs fois l'a répété. […]

   Après toutes les recherches,
   Ils ne trouvent que deux décédés.
   Enfin ils hâtent leur marche
   Et vont trouver leurs naufragés.
   Nous avons trouvé, dirent-ils,
   Que les corps des deux noyés.
   Toutes nos recherches inutiles,
   Chouinard on n'a pu trouver. 

   Pelletier, Morin dirent encore
   À bord il faut retourner.
   Nous apporterons les morts.
   Chouinard il faut le chercher.
   Mais bien vite dans cette île,
   Tout le monde est informé.
   Chacun cherche sur la rive,
   Trouve Chouinard gelé. 

   On apporte les trois corps
   À la maison de Gagné.
   Hélas ! quel triste sort
   Pour ces trois infortunés.
   Morin fit faire les trois bières,
   Les ensevelit dedans
   Et les porte au presbytère
   En attendant le beau temps. 

   Le digne curé de l'île,
   Toujours plein de charité,
   Les fit entrer dans l'église.
   Sur leurs corps leur a chanté
   Les oraisons funéraires,
   Sur leurs tombes a prononcé :
   Des flammes du Purgatoire
   Qu'ils en fussent tous délivrés.

   Le vent cesse et le froid tombe
   Après onze jours écoulés.
   On traverse les trois tombes,
   Au Sud elles sont arrivées.
   Vous autres épouses chéries,
   Tendres cœurs désolés, 
   Venez recevoir vos maris
   Dans leurs tombeaux renfermés.

   Qui pourrait sans verser des larmes
   Voir les mères et les enfants,
   Tous dans de mortelles alarmes,
   S'écrier incessamment : 
   À vous doux enfants chéris,
   Et encore tendres et badins,
   À peine commence la vie,
   Et les voilà orphelins.

   Pelletier, Morin qui survivent,
   Ne sauraient les oublier.
   Et la douleur la plus vive
   Est dans leur cœur bien gravée. 
   Oh ! vous divine Marie
   Qui les avez protégés,
   Souvenez-vous je vous en prie
   Des malheureux naufragés. 

                   Gabriel Greffard* (1845)



Fragments tirés du Bulletin des recherches historiques, vol. 23, mars 1917, p. 83-86. La complainte, qui n'est que partiellement reproduite ci-haut, contient 37 couplets ; pour en consulter l'entièreté, cliquer sur cette image : 




* Gabriel Greffard est né à Rivière-Ouelle le 22 septembre 1788, de Gabriel Greffard et de Geneviève Rousseau. Le 27 août 1789, son père, alors qui défrichait une terre de trois arpents qu'il avait achetée dans la seigneurie de Rivière-Ouelle, est mort après seulement huit jours de travaux. Le père n'ayant légué que des dettes, la tutelle du bambin Gabriel dut être entérinée par un tribunal (voir dans les documents ci-dessous). 
   Il aurait reçu une éducation plutôt rudimentaire et il n'est pas établi qu'il savait écrire. Il a gagné sa vie comme journalier, en plus d'avoir été domestique pour la famille Letellier, à Rivière-Ouelle. Dans ses Mémoires, l'abbé Alphonse Casgrain (1830-1920), natif lui aussi de Rivière-Ouelle, rapporte que Gabriel Greffard, en plus des complaintes que nous lui connaissons, composait « des chansons du temps des élections ». Selon l'historien Léon Trépanier (qui situe erronément Gabriel Greffard à Saint-Jean-Port-Joli), « Greffard était une sorte de chevalier errant qui vers 1830 rimait les événements de l'époque ». 
  Gabriel Greffard est mort à Rivière-Ouelle, le 4 décembre 1852 et fut inhumé dans le cimetière du village. Il était célibataire.
   Ces données biographiques sont publiées pour la première fois ici-même, puisque les auteurs des ouvrages qui font état de la « complainte » de Gabriel Greffard affirment ignorer les origines de même que les dates de naissance et de décès de son auteur (voir ci-dessous les copies des actes de baptême et de sépulture de la paroisse de Rivière-Ouelle).

   Dans son ouvrage intitulé À travers les Anciens canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, l'historien-archiviste Pierre-Georges Roy explique : 

   « M. Pamphile LeMay a longuement parlé des poètes illettrés de sa paroisse natale, Lotbinière. Il a même publié plusieurs de leurs poèmes. Lotbinière n'avait pas le monopole des poètes illettrés. Saint-Jean-Port-Joli a aussi eu les siens. 
   M. l'abbé Casgrain rapporte une conversation qu'il eut un soir à l'hospitalier manoir de Saint-Jean-Port-Joli avec M. de Gaspé
   Nascuntur poetae (« On naît poète »), dit M. de Gaspé ; cet axiome du poète latin est bien vrai. J'ai connu des hommes sans aucune instruction, doués d'un véritable talent poétique, talent grossier, si vous le voulez, mais talent réel. Sous l'enveloppe rustique de leur langage, on découvrait le génie de l'inspiration. 
   Et M. de Gaspé fit connaître à son ami le poète rustique Gabriel Griffard ou Greffard : C'est le poète en vogue de la Côte-du-Sud. Ses complaintes sont chantées dans toutes les paroisses. On se réunit dans les maisons pour le faire chanter ; et plus d'une fois, on a vu son auditoire tout en larmes à la fin de ses complaintes. Il faut que cet homme ait un véritable talent pour produire une telle émotion sur ceux qui l'écoutent ».

   Quand à la Complainte des naufragés de l'Ile-aux-Grues, qui est présentée ci-haut, Pierre-Georges Roy raconte : 

   « Le 28 novembre 1845, une goélette de Saint-Jean-Port-Joli, pesamment chargée de bois de corde, était forcée par la tempête de chercher un refuge à la Pointe-aux-Pins, située à l'extrémité supérieure de l'île aux Grues. Le vent sauta tout-à-coup du nord-est au sud-ouest et la goélette fut jetée à la côte, malgré les efforts de l'équipage pour prendre le large. La secousse produite par l'échouement de la goélette fit rompre un de ses mâts qui s'abattit sur le pont, blessant gravement deux membres de l'équipage. Ces malheureux, incapables de se mouvoir, furent gelés à mort sur le pont de la goélette. 
   Les trois autres marins avaient pu gagner terre. L'un d'eux essaya de se rendre au manoir de l'île, situé à l'extrémité inférieure. Transi par le froid et gêné dans sa marche par ses vêtements mouillés, il tombe à mi-route et fut gelé à mort, lui aussi. 
  Les deux autres marins s'étaient dirigés du côté nord de l'île où se trouvaient toutes les habitations moins le manoir. Ils étaient à la veille de succomber comme leurs compagnons lorsqu'ils furent recueillis par un brave cultivateur, Ignace Côté, qui leur donna tous les soins que réclamait leur état. 
   Les trois marins qui périrent furent le capitaine Babin, le matelot Chouinard et le sieur Anctil, cultivateur de Saint-Jean-Port-Joli. Louis-Toussaint Pelletier et le nommé Morin, qui se sauvèrent, étaient de Saint-Roch-des-Aulnaies
   La consternation fut grande sur toute la rive sud lorsqu'on apprit le naufrage de la goélette du capitaine Babin. Lui et son équipage étaient de respectables citoyens qui laissaient des familles nombreuses. Il n'en fallait pas plus pour exciter la sympathie du poète Greffard et il écrivit ou plutôt composa ― car il n'est pas certain qu'il savait écrire ― une complainte en trente-sept couplets qui se chanta un peu partout sur la rive sud du Saint-Laurent, pendant près de trois-quarts de siècle ». 
(Sources : Ancestry.ca ; Pierre-Georges Roy, À travers les Anciens canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, Montréal, G. Ducharme libraire-éditeur, 1943, p. 33-36 ; Gaston Deschênes, Les origines littéraires de la Côte-du-Sud, Québec/Sainte-Foy, Septentrion/Éditions des Trois-Saumons, 1996, p. 12-15 ; Léon Trépanier, « Quand le barde Gabriel Griffard de Saint-Jean-Port-Joli chantait les malheurs qui assombrissaient sa paroisse », La Patrie, Montréal, 30 avril 1950). 


Ces deux ouvrages évoquent la Complainte des naufragés, ci-haut présentée.
Avec de la chance, on peut tomber sur le livre de Pierre-Georges Roy dans 
les librairies d'occasion, mais Les origines littéraires de la Côte-du-Sud, de
Gaston Deschênes, est toujours disponible ; pour informations, cliquer ICI.


Dans le journal La Patrie du 30 avril 1950, l'historien et 
organisateur culturel Léon Trépanier a consacré un long
article pour rappeler le souvenir de Gabriel Greffard (que
toutefois il situe erronément à Saint-Jean-Port-Joli alors
que le barde était plutôt de Rivière-Ouelle). 
Pour consulter ce texte, cliquer sur cette image : 


Acte de baptême de Gabriel Griffard daté du 22 septembre
1788 dans le registre de la paroisse de Rivière-Ouelle. On
y lit que Greffard est né le même jour.

(Source : Ancestry.ca ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

Acte de sépulture de Gabriel Greffard daté du cinq décembre 
1788 dans le registre paroissial de Rivière-Ouelle. On y lit
que Greffard est mort le jour précédent.

(Source : Ancestry.ca ; cliquer sur l'image pour l'élargir) 


Gabriel Greffard est devenu orphelin de père alors qu'il était âgé 
de moins d'un an. Sa tutelle dut être entérinée par les 
autorités judiciaires. Pour consulter le document du greffe
de la Cour, cliquer sur cette image : 




Procurez-vous l'un des quelques exemplaires encore disponibles 
de Nos poésies oubliées, un volume préparé par le concepteur 
du carnet-web des Poésies québécoises oubliées, et qui présente
100 poètes oubliés du peuple héritier de Nouvelle-France, avec
pour chacun un poème, une notice biographique et une photo
ou portrait. Pour se procurer le volume par Paypal ou virement 
Interac, voyez les modalités sur le document auquel on accède
en cliquant sur l'image ci-dessous. Pour le commander par
VISA, cliquer ICI.


Cliquer sur l'image pour l'agrandir.

2 commentaires:

  1. merci beaucoup ,¸'est magnifique de partager cette histoire vécue par les gens de mon pays.

    RépondreSupprimer
  2. Très très intéressant. Pourquoi ils nous ont pas raconté ca l'école ? (Histoire)

    RépondreSupprimer