lundi 15 octobre 2018

Le Poète

Napoléon Legendre (1841-1907)

(Source : Québec éternelle, p.117)






   Ô poète, ignoré, pauvre, toi qu'on honnit,
   Pendant que ton grand coeur, sombre et profond, bénit
   Les rires qui s'en vont, les larmes qui demeurent,
   Chantant pour les heureux, pleurant pour ceux qui pleurent.
   Poète, tu t'en vas, semant par l'univers
   Ce froment idéal qui germe dans tes vers.

   Le peuple, en te voyant passer, jette un sourire
   Où perce la pitié que ta présence inspire.
   Car c'est toi, le distrait, le sombre, le rêveur
   Qui marche l'oeil fixé sur quelque profondeur
   Où la nature a mis son attirant mystère ;
   C'est toi dont le regard semble oublier la terre.
   C'est toi, l'insoucieux des choses d'ici-bas
   Qui paraît mépriser la vie et qui n'a pas
   D'état bien reconnu, de métier ou de place,
   Toi, le déclassé, toi, l'inutile qui passe,
   Imprévoyant, devant l'or sans le ramasser,
   Près des puissants et près des grands sans te baisser,
   Si bien que, dans ton rêve et ta mélancolie,
   La foule ne croit voir qu'une douce folie !

   Et pourtant, mieux que toi qui donc jamais comprit
   Les tendresses du coeur, les élans de l'esprit !
   Qui mieux que toi connut les secrets de la vie,
   Ouvrant leurs profondeurs à ton âme ravie ?
   Ton âme ! n'est-ce pas cet immense clavier 
   Où tout ce qui sait plaindre, aimer, pleurer, prier,
   Où tout coeur qui soupire, où toute voix qui chante,
   Tour à tour fait vibrer une note éclatante ?

   Poète, tu t'en vas recueillant tous les bruits
   Qui passent dans le souffle harmonieux des nuits,
   Dans le pré qui fleurit, dans la feuille qui tombe,
   Dans les pleurs répandus sur une chère tombe,
   Dans la voix qui module, à la chute du jour, 
   Au bord des nids, un chant de tristesse ou d'amour,
   Dans le vol de l'orage ou les cris de la guerre,
   Dans les longs roulements lugubres du tonnerre,
   Et de toutes ces voix, et de tous ces accents
   Qui trouvent dans ton coeur leurs échos frémissants,
   Ô poète, étreignant ce coeur qui se déchire,
   Tu fais le chant divin qui jaillit de ta lyre !

   Toute joie où notre âme ivre vient s'abreuver,
   Toute ombre de bonheur qui passe et fait rêver,
   Tous les tressaillements d'amour, toutes les fièvres
   Dont les folles ardeurs montent du coeur aux lèvres,
   Tous les secrets désirs et les anxiétés,
   Tous les doutes troublants contre l'âme ameutés,
   Tous les heurts de la vie où les forces s'épuisent,
   Tous les chagrins cachés et les douleurs qui brisent,
   Chaque jour, ô poète, ont battu dans ton sein ! 
   Et c'est pourquoi, portant plus haut son vol, l'essaim
   Immortel et vainqueur de tes strophes ailées
   Est allé remuer les âmes réveillées
   Où chaque son qui tremble et chante, où chaque pleur
   Dans ta voix palpitante a reconnu sa soeur ! 

   Puis, sans jamais compter la force dépensée,
   Tu t'élances, plus fort, au champ de la pensée,
   Plus haut, toujours plus haut, plus loin, toujours plus loin ! 
   Et pour l'aigle et pour toi, monter est un besoin !
   Pas un point reculé de ce domaine immense
   Ne se dérobe au vol de ton intelligence ; 
   Science, histoire, lois, religion, vertu :
   Pas un champ où ton vers puissant n'ait combattu !
   Partout où le pouvoir opprime l'âme humaine,
   Où l'erreur vient jeter sa floraison malsaine
   Pour voiler à nos yeux l'auguste vérité ; 
   Partout où le méchant sème l'iniquité,
   Où le juste, devant les épreuves, chancelle,
   Le monde entend ta voix terrible qui flagelle,
   Ou qui, cherchant ses sons les plus harmonieux,
   Fait élever sa plainte ardente vers les cieux ! 

   Oui, poète, tu peux marcher la tête fière
   Et sourire, à ton tour, aux pitiés de la terre ; 
   Oui, tu peux mépriser le passager affront
   Qui ne saura jamais monter jusqu'à ton front.[...]
   Poursuis ta mission, ne t'inquiète pas
   De ces vagues rumeurs que soulèvent tes pas.
   Laisse le flot montant de l'ineptie humaine
   Te jeter sa pitié, son mépris ou sa haine ; 
   Laisse gronder autour de toi tous ces vains bruits
   Qui s'étendent ainsi que la brume des nuits :
   Qu'un rayon de soleil luise, et la brume passe ! 
   De même, que ta voix chante, et le bruit s'efface !

   Comme le voyageur qui s'avance, incertain, 
   Reprend, hardi, sa marche aux lueurs du matin,
   Toi, poète, tu peux marcher : la route est dure
   Et semble, quelquefois, moins large et plus obscure,
   Mais elle monte et va vers la blanche clarté
   Où t'attendent la gloire et l'immortalité. 

                                Napoléon Legendre(1891)



Tiré de : Napoléon Legendre, Mélanges, prose et vers, Québec, Typographie  C. Darveau, 1891, p. 189-193.

*  Napoléon Legendre est né à Nicolet le 13 février 1841, de François-Félix Legendre et de Marie-Renée Turcotte. Il fit ses études à Lévis chez les Frères de la Doctrine chrétienne, puis à Montréal au Collège Sainte-Marie
   Reçu avocat en 1865, il se détourna peu à peu de sa profession pour s'intéresser surtout à la littérature et au journalisme. Assistant-rédacteur du Journal de l'Instruction publique en 1872, il entra en 1876 au service du gouvernement du Québec à titre de greffier des journaux français du Conseil législatif
   En 1869, il obtint un doctorat ès lettres de l'Université Laval. Il collabora a plusieurs périodiques et journaux, dont L'Opinion publique, L'Électeur, Le Canada fantastique et Le Soleil. En plus d'articles de linguistique, il a publié plusieurs livres, dont des romans (notamment Sabre et scalpel, 1872), un recueil de contes (À mes enfants, 1875), un recueil de chroniques (Échos de Québec, 1877) et un recueil de poésies (Perce-neige, 1896). Certains de ses ouvrages portent sur la langue française : La langue française au Canada (1890) et La province de Québec et la langue française (1894). Il publia également À propos de notre littérature nationale (1895). Intéressé par la musique, il écrivit des textes pour le compositeur Calixa Lavallée et, en 1874, il publia la première biographie de la cantatrice québécoise de stature mondiale, Emma Albani 
   Napoléon Legendre est mort à Québec le 16 décembre 1907. Il avait épousé Marie-Louise Dupré le 7 octobre 1867, à la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Québec. Il était le beau-père du journaliste et écrivain Benjamin Michaud, et le grand-père maternel de Maurice Roy, cardinal et archevêque de Québec.
(Sources : Gabrielle Patry, Napoléon Legendre (1841-1907) dans les Cahiers d'histoire, Société historique de Québec, 1961, p. 83-87 ; Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 1, Montréal, éditions Fides, 1980, p. 672). 

De Napoléon Legendre, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté: Fleurs d'hiver

Pour en savoir plus sur Napoléon Legendre, voyez : Napoléon Legendre, ou l'esprit fait chronique.
 



Le poème Le Poète, ci-haut, a été
publié dans Mélanges, prose et vers.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

Dédicace manuscrite de Napoléon Legendre
dans son recueil d'articles Échos de Québec.

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Napoléon Legendre,
vers la fin de sa vie.

(Source : BANQ)

Article paru dans Le Soleil à l'occasion de la mort de Napoléon Legendre.

(Source : BANQcliquer sur l'image pour l'agrandir)


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