mardi 18 septembre 2018

Hymne à la Nuit

Georges Bugnet (1879-1981)

Source : Camille Roy, Manuel d'histoire de la
littérature canadienne de la langue française
,
huitième édition, 1940, p. 154. 




        Immense Nuit, profond mystère
   Où l'esprit flotte, agitant son flambeau
   Comme un fanal au mât d'un toit d'un noir vaisseau
        Roulé sous des cieux sans lumière...

   Au fond des temps, jours du chaos premier,
        En des lieux vides et funèbres
        Dormaient d'insondables ténèbres :
   Informe argile, attendant le Potier. 

        Mais si la Nuit couvrait le monde,
   Si rien n'était, que vague inanité,
   L'Esprit voyait, dans cette obscurité,
        L'oeuvre lumineuse et féconde. 

   L'oeuvre où la nuit, transformée en rayon,
        Deviendrait la mère des êtres ; 
        Mères des astres, les ancêtres,
   Et mère aussi de l'humble moucheron : 

        Mère de l'homme !... ô grande mère,
   Laisse-moi voir jusqu'au fond de ton coeur...
   Sorti de toi, je vais au Fossoyeur
        Qui te remettra ma poussière. 

   Ah, je t'en prie, avant que dans ton sein
        Je retourne à jamais attendre,
        Ô mère, laisse-moi comprendre
   L'obscur secret de ton vaste dessein.

        Je crois en toi, mère, et je t'aime.
   Mais fais plus forts mon amour et ma foi
   Pour que, sans trembler, je retourne en toi,
        Ô nuit, comme en la splendeur même. 

   Dès que du matin la gloire est éclose,
        Si nos regards sont enchantés,
        Séduits des agiles clartés
   Du brillant soleil qui partout les pose ; 

        Si son éclat métamorphose
   Une goutte morte en prisme vivant,
   Ou le froid glacier en un feu mouvant,
        S'il revêt de pourpre la rose ; 

   S'il change les mers en brasier ardent,
        Les secs déserts en flots de gemmes
        S'il fait fleurir, des fumiers mêmes,
   Les insectes d'or, d'azur et d'argent...

   Rien n'est, je le sais, rien n'est qu'apparence ; 
        Rien, qu'un vitrail illuminé 
        Dans un sombre donjon cerné
   Par toi, de toutes parts, ô Nuit immense. 

        Mais quand le soleil disparaît,
   Lorsque tout ternit sous le crépuscule,
   Que d'un flux muet l'ombre s'accumule,
        C'est l'heure où le réel paraît. 

   Caché par le jour, la Nuit le révèle ;
        Voici tous les peuples des cieux ;
        Pauvres petits yeux lumineux, 
   Clignant, aveuglés par l'ombre éternelle.

        Si loin l'un des autres, si loin
   Qu'à peine ils se voient comme une poussière.
   Et, si grands soient-ils, jamais leur lumière
        Ne surpasse un infime point. 

   Un infime point, plus chétif encore,
        Fuyant dans l'espace et la nuit,
   Nous porte, fourmillants, sur lui
   Où d'un bec glouton le Temps nous picore. 

        Fuyant, dans la nuit et l'oubli,
   Vers l'infini couvert de sombres voiles,
   Nos yeux jamais n'y voient que les étoiles
        Alors que tout d'ombre est rempli. 

   Décor ténébreux, sans limite, énorme,
        Où des univers, s'éveillant, 
        Dansent un choeur pâle et tremblant
   Jusqu'à ce qu'enfin l'ombre les rendorme. 

        Ah, Dieu ! que nous sommes petits !
   Et que ce qu'on voit est piètre et risible
   Au prix du caché, du vaste invisible 
        En qui nous sommes engloutis[...]

                      Georges Bugnet* (1938)



Tiré de : Georges Bugnet, Voix de la Solitude, Montréal, Les Éditions du Totem, 1938, p. 25-29.

* Georges Bugnet est né le 23 février 1879 à Chalon-sur-Saône, en Bourgogne (France), de Claude-François Bugnet, marchand de vin, et de Joséphine Sibut-Plourde. Après des études classiques, il entra au séminaire de Brou. Il renonça toutefois au sacerdoce et s'inscrivit, en 1899, à la Faculté des lettres de l'Université de Dijon.
   En 1904, il devint rédacteur en chef du journal La Croix de la Haute-Savoie, à Annecy. Il collabora dès lors aux Annales et à la Revue des Poètes. La même année, à Dijon, il épousa Julia Ley.
   En janvier 1905, il quitta son pays natal avec un groupe de Bretons pour peupler l'Ouest canadien d'immigrants. Après une dizaine de mois passés à Saint-Boniface (Manitoba), il prit enfin possession de sa terre, à une soixantaine de milles au nord-ouest d'Edmonton, en Alberta. C'est dans cette solitude vaste et silencieuse, face à la sérénité impassible de la forêt géante, qu'il va vivre une aventure spirituelle profonde d'où jailliront sa pensée et son oeuvre.
   Outre son travail de pionnier et de cultivateur qui ne lui rapportera jamais beaucoup de profits, il s'intéressera à l'horticulture, au journalisme et à la vie française en Alberta. Il collabora au journal L'Union, de la communauté francophone d'Edmonton. Ses travaux d'horticulteur lui donneront une connaissance très précise du monde végétal et lui permettront même d'obtenir quelques roses nouvelles, dont la Thérèse Bugnet, qui se classe parmi les plus belles d'Amérique du Nord.
   Durant les longs hivers albertains, il rédigea ses livres où il exprima les conclusions de son expérience spirituelle au sein de la vaste nature de l'Ouest. Outre son unique recueil de poésies, Voix de la Solitude, paru à Montréal en 1938, il a publié Le Lys de sang (1923) ; Nypsia (1924) ; Le Pin du Muskeg (1924) ; La Défaite (1934) ; Siraf (1934) ; La Forêt (1935) ; Hymne à la Nuit (1939) ; Canadiana (1941) ; Albertaines : anthologie d'oeuvres courtes en prose (1981). Ses quatre romans ont été publiés à Montréal par les Éditions Édouard Garant. Ses poèmes ont été réédités par les Éditions des Plaines après sa mort et sont toujours disponibles (voir ci-dessous). 
   À partir de 1954, il se retira à Legal (Alberta).
  Georges Bugnet est mort à Saint-Albert (Alberta) le 11 janvier 1981, à quelques semaines de son cent-deuxième anniversaire.
(Sources principales : Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, éditions Fides, 1981, p. 650 ; Dictionnaire Guérin des poètes d'ici de 1606 à nos jours, Montréal, éditions Guérin, 2005, p. 213).

Pour en savoir plus sur Georges Bugnet, cliquer ICI

Les extraits du poème Hymne à la Nuit
publiés ci-haut sont tirés du recueil Voix
de la Solitude
, de Georges Bugnet. On peut
en lire ICI une intéressante et éclairante 

critique de Louis Dantin, qui fut le
principal mentor d'Émile Nelligan.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Albert Pelletier (1895-1971), critique 
littéraire, éditeur et père des comédiens
Denise et Gilles Pelletier, est celui qui 
sut le premier reconnaître le talent poétique 
de Georges Bugnet et qui le fit publier par
sa maison d'éditions à Montréal, en 1938.

(Source : Almanach de la langue
 française, Montréal, 1932)

Georges Bugnet en 1978, alors qu'il 
était âgé de 98 ans et trois ans avant 
sa mort survenue en janvier 1981.

(Source : Canadian Writers)

Les poèmes de Georges Bugnet ont été
rassemblés dans ce recueil publié par les
éditions des Plaines et sont toujours
disponibles dans toute bonne librairie.

 (Pour informations, cliquer ICI)

Cette intéressante biographie de
Georges Bugnet, un personnage hors
du commun, est également encore
disponible dans toute bonne librairie.

(Information ICI)

Georges Bugnet a également publié plusieurs
romans et recueils de contes, dont celui-ci,
qui
est encore disponible (information ICI)


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