dimanche 23 octobre 2022

Invocation

Honoré Thibault (1885-1944)
alias Jean des Grèves

(Source : La Presse, 18 septembre 1924)




       (Fragments)

   Je t'aime, ô mon pays, quand les froids tourbillons
   Des neiges de décembre ont comblé tes sillons ;
   Je t'aime, ô mon pays, à cette heure indécise
   Du soir hâtif, lorsque le vent, la bourrasque ou la bise
   Étreignent sous leurs poids l'érable qui se tord
   Et qui semble lutter comme un géant qu'on mord. 

   Dans tes lacs sinueux, dans tes glaces sans bornes,
   Qui, sous le blond soleil prennent toutes les formes,
   Dans tes bois noirs et beaux qui cachent l'azur bleu
   Ainsi qu'un dôme immense entre la terre et Dieu,
   Dans tes Niagaras, dans tes fleuves tonnerres,
   Dans tes monts escarpés, dans tes noires rivières,
   Dans tes nuages flous, dans tes limpides cieux 
   Que nous contemplons tous sans rassasier nos yeux,
   Ciels bleus, ciels gris, ciels roux, fraîches teintes d'aurore,
   Ou lueur du couchant sous le soleil qui dore,
   Je t'aime, ô mon pays, et je veux te chanter ; 
   Te chanter dans ces mots de simple majesté
   Que des colons d'Artois, de Poitou, de Touraine, 
   De Champagne, d'Anjou, de Beauce et de Lorraine,
   Bretons, Picards, Normands, trappeurs des fiers sommets, 
   Redirent aux échos recueillis des bosquets. 

   Ces mots vibrent encore aux flancs des Laurentides,
   Ni le fer ni le feu des vainqueurs avides, 
   Ni d'autres tout gonflés de combats triomphants,
   N'ont pu les arracher aux lèvres des enfants.
   Nos pères les disaient à la vague sonore,
   Et nos fils, après nous, les rediront encore. 

   Entendez-vous au loin les notes des chansons ?
   Ce sont des mots de France emportés sur nos monts
   Que le grand vent du Nord disperse sur la rive
   Et porte jusqu'à nous en musique plaintive.

   Pour moi, simple rêveur, en ce siècle d'émoi, 
   Je t'aime, ô mon pays, jusque dans tes colères, 
   Mon cœur ne peut vibrer pour d'autres que toi.
   Dans tes soleils tardifs, dans tes saisons sévères,
   Je t'aime, ô mon pays, et je veux te chanter,
   Chanter de tes hivers la morne royauté,
   Chanter de tes printemps les murmures de l'onde,
   Chanter de tes étés la glèbe âpre et féconde, 
   Et chanter en automne un peu de la rancœur
   Qui nous saisit soudain quand tombent feuille et fleur. 

   Pendant qu'au sein des bois le vent du soir soupire,
   Le rossignol timide accorde au loin sa lyre,
   Mais le vent qui redouble en crescendo puissant
   Couvre bientôt la voix du chantre du couchant. 
   La vague alors répond et sa vaste cadence
   Est un hymne infini telle une plainte immense,
   C'est un duo sans fin de la brise et des flots
   Où dominent toujours des éternels sanglots. […]

                                    Jean des Grèves* (1920)



Tiré de : Jean des Grèves, Dollard, poème dans le genre ancien en trois chants, Montréal, Librairie Beauchemin, 1920, p. 17-18. 


  * Honoré Thibault, dont le nom de plume est Jean des Grèves, est né à Saint-Bernard-de-Lacolle le 14 novembre 1885, d'Élias Thibault, instituteur, et de Caroline Dutrisac. Son prénom de baptême est Honorius. On ignore où il fit ses études primaires et classiques. Il obtint son diplôme de médecine dentaire de l'Université Laval de Montréal. 
  Durant ses études en médecine dentaire, il enseigna les langues tout en s'adonnant à la littérature. Il a ainsi composé le livret d'un opéra comique, intitulé « Gisèle », dont la musique est l'œuvre d'Alphonse Lavallée-Smith, alors considéré comme l'un des plus importants musiciens au pays et dont la mère était cousine du compositeur Calixa Lavallée
   Il a publié des articles et poèmes dans divers journaux et périodiques, dont La Presse ; Le Nationaliste ; Le Passe-Temps ; Le Bulletin des agriculteurs ; La vie au grand air ; L'Action catholique ; L'Étoile du Nord (Joliette) ; La Tribune (Sherbrooke) ; Le Droit
   Dédié à sa profession, il fut l'un des premiers membres du Collège des chirurgiens dentistes de la province de Québec, dont il a été l'un des gouverneurs, en plus d'avoir fondé la Revue dentaire canadienne dont il fut durant seize ans le rédacteur en chef ; cette publication jouissait alors d'un certain rayonnement international. Durant la première guerre mondiale, il fut capitaine des laboratoires dentaires militaires du Québec. Néanmoins, il resta toute sa vie actif dans la vie littéraire et le mouvement patriotique, en plus d'être resté féru d'histoire nationale.
  Honoré Thibault est mort subitement à Montréal, à sa résidence du 4128 avenue du Parc-Lafontaine, le 27 février 1944. Il avait épousé Jeanne Beauchemin le 9 juin 1921, à la paroisse Saint-Louis-de-France, à Montréal.
(Sources : La Patrie, 24 mai 1912 et 28 février 1944 ; La Presse, 18 septembre 1924 ; La Gazette du Nord, 30 septembre 1938 ; Ancestry.ca).


Le poème Invocation, dont des extraits sont présentés ci-haut, 
est tiré de Dollard, poème dans le genre ancien en trois chants,
de Jean des Grèves, nom de plume d'Honoré Thibault.
Pour consulter ou télécharger cet ouvrage, cliquer
sur sa couverture :



La préface signée par Jean des Grèves dans son ouvrage
 Dollard, tout en évoquant les droits linguistiques et scolaires 
des canadiens-français qui étaient alors bafoués sans vergogne 
par les gouvernements de diverses provinces canadiennes dont 
l'Ontario et le Manitoba, constitue un vibrant plaidoyer patriotique
  qui n'a rien perdu de sa vigueur ni de sa pertinence. Pour en
prendre connaissance, cliquer sur cette image :


Photo d'Honoré Thibault parue dans 
La Patrie du 24 mai 1912, qui faisait
état de la création de l'opéra-comique
« Gisèle », dont il est l'auteur du livret
et dont le compositeur est le grand 
musicien Alphonse Lavallée-Smith.


En 1912, le gouvernement de l'Ontario adoptait l'infâme 
Règlement 17, qui piétinait les droits linguistiques et 
scolaires des Canadiens-français de cette province. 
Honoré Thibault ne resta pas indifférent à cet affront
et publia ce vigoureux texte le 27 octobre 1912 dans 
Le Nationaliste, hebdomadaire fondé par Olivar Asselin 
et Jules Fournier. Cliquer sur l'article pour l'élargir : 



En 1919, Honoré Thibault, sous son nom de plume de 
Jean des Grèves, composa les paroles d'une pièce
pour piano et chant, intitulée Inconstance, dont la
musique est de Stella Ricard. Cliquer sur l'image 
pour consulter ou télécharger cette œuvre : 


Comme en fait foi cette annonce parue dans Le Devoir du
7 juin 1916, le cabinet professionnel d'Honoré Thibault 
était alors situé sur la rue Rachel près de la rue
Saint-Denis, à Montréal.

Cet article dans La Presse du 18 septembre 1924 fait état de la reprise 
sur scène de l'opéra comique « Gisèle », qui avait été créé en 1913 et 
dont les auteurs sont Alphonse Lavallée-Smith et Honoré Thibault. 

(Cliquer sur l'article pour l'élargir)
 

Cet entrefilet paru dans La Patrie le
29 septembre 1929 fait état d'un
voyage de recherches en Europe
effectué par Honoré Thibault.

Il arrivait à Honoré Thibault de séjourner 
quelque temps en région québécoise afin
de remplacer un collègue dentiste, comme
en fait état cette mention parue dans la
Gazette du Nord le 30 septembre 1938.

La Patrie, 28 février 1944. 

(Cliquer sur l'article pour l'élargir)

La résidence d'Honoré Thibault (où il est mort subitement le 27 février 1944), 
telle qu'elle paraît de nos jours, au 4128 avenue du Parc-Lafontaine, à Montréal.

(Source : Google Maps)

Pierre tombale de la famille d'Honoré Thibault. À noter 
que l'année de sa naissance indiquée sur le monument
est erronée, car il est né en 1885 et non en 1887. Voir
ci-dessous les documents qui attestent de ce fait.

(Source : Find-A-Grave)

Extrait du registre de la paroisse Saint-Bernard-de-Lacolle. Il y est
 clairement indiqué qu'Honoré Thibault, dont le prénom de baptême
est Honorius, est né en 1885 et non en 1887. 

(Source : Ancestry.ca)

Extrait du registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, à 
Montréal, faisant état du mariage d'Honoré Thibault avec
Jeanne Beauchemin, le 9 juin 1921. À noter le prénom tel
qu'inscrit, Honorius, ce qui confirme qu'il s'agit bel et bien
du même HonoriusThibault qui est né à Lacolle en 1885. À
souligner également que l'épouse de Thibault est la fille de
Louis-Joseph-Odilon Beauchemin (1852-1922) propriétaire
de l'importante Librairie Beauchemin, à Montréal, qui était
également le premier grand éditeur de livres au Québec.


Parlant de nos poètes d'antan et oubliés, l'écrivaine Reine Malouin
(1898-1976), qui a longtemps animé la vie poétique au Québec, a 
affirmé que sans eux, « peut-être n'aurions-nous jamais très bien 
compris la valeur morale, l'angoisse, les aspirations patriotiques, 
la forte humanité de nos ancêtres, avec tout ce qu'ils ont vécu, 
souffert et pleuré ». 

Les voix de nos poètes oubliés nous sont désormais rendues. 
Le concepteur de ce carnet-web a publié l'ouvrage en deux 
tomes intitulé Nos poésies oubliées, qui présente 200 de
de nos poètes oubliés, avec pour chacun un poème, une
notice biographique et une photo ou portrait. Chaque  
tome est l'objet d'une édition unique et au tirage limité. 
Pour connaître les modalités de commande de cet 
ouvrage qui constitue une véritable pièce de collection
cliquez sur cette image : 

1 commentaire:

  1. C'est manifestement édifiant que les écrivains, les journalistes et les poètes comme Honoré Thibault s'acharnaient pour défendre leurs compatriotes dans les autres provinces, et notre langue et culture chez nous. Ce serait une bonne pratique avec laquelle on devrait renouer et relancer de plus belle, surtout dans cette époque de vacarme et de discours creux. On aurait bien besoin d'un contrepoids aux tendances du jour. Je le souhaite surtout pour cette nouvelle génération qui à soif pour la connaissance et la beauté, mais qui s'abreuvent à de sources factices, vides et sans dessous-dessus. Quel délice de lire nos écrivains de cette époque d'il y a peine un siècle - il faudrait que les jeunes s'en inspire. Par ailleurs, il me semble qu'on doit, sans détournement, nous Québécois, renouer avec cette culture du mot juste, qui était naguère bien présente dans nos maisonnées. Le plus je voyage dans ce monde, le plus je constate qu'il faut qu'on connaisse nos racines, nos paroles et récits, et ce, pour vraiment être en moyen d'affronter cette âpre modernité. C'est bien trop facile de perdre son temps sur les plateformes, qui nous grugent bien trop de temps, nous éloignant constamment de la réelle beauté de la vie, de sa poésie, et dans notre cas en particulier, de notre patrimoine épistolaire.

    - Napoléon Aubin

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