Qui dont guide mes pas dans ce pré de silence ? Je suis comme le flot que le vent pousse au port,
Est-ce ton souvenir, ô temps de mon enfance ?
J'éprouve ce regret d'un vivant pour un mort.
Et je me sens poussé comme lui vers la tombe
De ce qui dans la vie a parfumé mes jours
Et qui, dans ce bas-monde où tout tombe et retombe,
A subi de la loi l'inévitable cours.
Car peut-on retarder d'une seule journée
La course de cet astre où gravitent nos ans ?
Non, non, Dieu l'a voulu, notre vie est bornée ;
La tienne même, ô Temps !
Ici même, en ce pré, j'ai goûté l'innocence
Qui lève sur l'enfant son aile de beauté,
J'ai goûté la candeur dont la sublime essence
Est faite d'un azur pétri de pureté.
Et le front d'un enfant que la candeur décore
N'a-t-il pas plus d'éclat que le lis glorieux ?
Et toi, pâle ruisseau qui reflète l'aurore,
Ton cristal est moins pur que l'iris de ses yeux.
À peine ai-je effleuré le monde de mon aile
Que je reviens vers toi comme l'oiseau lassé ;
Peux-tu donner au cœur qui veut rester fidèle
Le calme du passé ?
Car ce cœur inquiet que t'amène mon âme,
Depuis qu'il t'a quitté, n'a cessé de pleurer,
De pleurer son enfance, et sa mourante flamme
Ne sait plus que gémir, et le fait soupirer.
Je fleuris mon printemps, eh bien ! pourtant je pleure
Tant est vrai que sur terre on ne peut que souffrir ;
À peine ai-je vingt ans, mais tout ce que j'effleure,
Lilas, roses, gaité, tout ne sait que mourir.
Mais moi, je ne veux pas briser déjà ma lyre ;
Je veux chanter encore et ravaler ces pleurs :
Ô pré, dis-moi ce chant que l'hirondeau soupire
Quand il rase tes fleurs.
J'écoute... et dans le vent qui murmure sa plainte
Sur la feuille du chêne et le frêle roseau,
J'entends le bruit confus d'une voix presqu'éteinte :
On dirait le frisson de l'aile d'un oiseau.
J'écoute... et dans la plaine un doux concert s'élève :
C'est un frémissement qui court dans les buissons,
C'est l'herbe qui soupire et le ruisseau qui rêve,
C'est un bruissement de multiples chansons.
Ô doux pré, c'est bien toi qui chante en la verdure,
Cette herbe, ce ruisseau, ce zéphyr, et ces voix,
Tout est comme jadis en ce coin de nature,
Tout est comme autrefois.
Autrefois, autrefois, oh ! ce mot de mystère
Qui réveille un passé dormant au fond du cœur,
Peut-on le prononcer sur cette pauvre terre
Sans savourer encore un peu du vieux bonheur...
Autrefois j'ai couru sur cette herbe fleurie,
Et dans ces riches blés qui dorent l'horizon,
Autrefois j'ai chassé par la verte prairie
Cette agile hirondelle et ce blanc papillon.
Autrefois j'ai rêvé près des flots de cette onde,
J'ai rêvé de grandeur et d'immortalité !
Ce rêve s'est brisé quand j'ai connu le monde :
Le monde est vanité !
Hélas ! ce que je cherche, et que tout homme rêve,
Disparaît chaque jour au loin devant mes pas,
Mirage du désert où tout sombre et s'achève,
Ce bonheur qu'on désire, ici ne dure pas.
Et je reviens à toi, doux pré de mon enfance,
Comme on revient souvent au foyer paternel ;
Peut-être en ce ruisseau coule un flot d'espérance
Qui roule le secret d'un bonheur éternel.
Et longtemps, bien longtemps, le flot passe en cadence,
Il dit au souvenir : « Efface la douleur » ;
« Efface le désir », me dit la souvenance,
« C'est là le vrai bonheur ! »
Willie Proulx* (1927)
Tiré de : Willie Proulx, Mélodies poétiques, Montréal, Éditions Édouard Garand, 1927, p. 30-33.
* Né le 18 avril 1907 à Springfield, au Massachusetts, William (Willie) Proulx était le fils de Ulric Proulx et de Cécile Saint-Jean. La famille vint s'installer à Lachine, sur l'île de Montréal, alors qu'il n'avait que deux ou trois ans. Il suivit les classes de l'école primaire de Lachine, puis fit ses humanités au Séminaire de Sainte-Thérèse et sa philosophie au Collège Sainte-Marie de Montréal. En 1927, il s'inscrivit à la faculté de droit de l’Université de Montréal. La même année, il remporta le premier prix du concours de philosophie des collèges classiques du Québec et il publia un recueil de poésies, Mélodies poétiques. En 1929, il remporta le championnat oratoire de l'Université de Montréal. Il s'intéressa aussi à la politique en tant que membre du parti conservateur, pour lequel il prononça de nombreux discours.
Admis au Barreau en 1930, il débuta sa carrière juridique de criminaliste au cabinet de Lucien Gendron (qui devint juge de la Cour des sessions de la paix), Philippe Monette et J. R. Gauthier. Il fonda plus tard un cabinet avec Louis-Philippe Larivière et son beau-frère, Paul Robitaille (qui devint juge à la Cour provinciale). Membre à vie de l’Association de bienfaisance des avocats de Montréal, il a été nommé juge de la Cour des sessions de la paix, le 1er février 1950, devenant à l'époque le plus jeune juriste à avoir été assermenté à cette fonction.
Willie Proulx avait épousé, le 21 novembre 1931, Marguerite Lapointe. Il est décédé le 19 mai 1958 à Montréal, d'une thrombose cérébrale, à l’âge de 51 ans.
(Sources : Biographies canadiennes-françaises, Montréal, 1933, p. 126 ; Les cours de justice et la magistrature du Québec, Gouvernement du Québec, 1999).
Dans son introduction à Mélodies poétiques, Willie Proulx a notamment écrit ce qui suit ; rappelons-nous que l'auteur n'avait que vingt ans alors qu'il publiait ces lignes qui, après plus de 90 ans, n'ont rien perdu de leur actualité :
« Dans notre siècle de vie trépidante on ne lit plus les poètes, et leurs bouquins s'en vont rêver dans la poussière des tablettes et de l'oubli. Heureux sont ceux qui parviennent à se faire lire en se glissant dans les pages de magazines ou de revues, et encore sont-ils pourchassés dans ce dernier cantonnement par l'annonce moderne qui trône sur la saine littérature terrassée.
Sans doute, plusieurs causes expliquent qu'on ne lise plus ou qu'on lise moins ; sans doute la jeunesse de certains auteurs fait sourire les sceptiques comme si l'on déniait aux jeunes le droit et la capacité de sentir et d'extérioriser leurs sentiments ; sans doute, la valeur des poètes modernes est discutable, puisque les grands maîtres sont passés moissonnant les gerbes les plus fécondes, épuisant les plus beaux sujets d'inspiration, et gravissant des hauteurs presqu'inaccessibles à qui n'a leur génie ; sans doute, il ne reste qu'un champ restreint pour les pauvres glaneurs, et c'est peut-être bien ce qui fait que le lecteur, raffiné par le commerce des grands maîtres, se laisse difficilement émouvoir par les tulles légères et les gazes diaphanes de la poésie moderne.
Nous n'avons aucunement l'intention d'entreprendre un plaidoyer, et qu'on nous pardonne d'exprimer des vérités, mais le fait n'est-il pas avéré et constaté que la paresse intellectuelle grandit de jour en jour, qu'on se matérialise de plus en plus au point même de tout valoriser en argent jusqu'aux choses les plus sacrées ?
D'aucuns diront qu'il faut être de son temps, et qu'il ne sert à rien de poser en coq gaulois, j'en conviens, mais combien de jeunes talents sont submergés par le flot montant de cette indifférence, et combien de nos compatriotes, qui auraient pu honorer notre langue, notre âme nationale, nos institutions, se sont voués à l'inaction, démoralisés devant cette apathie déprimante ? [...] ».
(Willie Proulx, introduction à Mélodies poétiques, p. 9-10)
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Le poème Rêverie : Le pré, ci-haut, est tiré de Mélodies poétiques, recueil de Willie Proulx.
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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Recension des Mélodies poétiques, de Willie Proulx, dans Le Quartier latin du 17 novembre 1927.
(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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Willie Proulx, vers la fin de sa vie.
(Source : Les cours de justice et la magistrature du Québec, 1999)
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La Patrie du dimanche, 25 mai 1958.
(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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La Presse, 22 mai 1958. On remarque notamment dans l'article que Paul Sauvé, qui deviendra premier ministre du Québec l'année suivante, était parmi les porteurs d'honneur lors des funérailles de Willie Proulx.
(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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