La Pointe-aux-Pins de l'Ile-aux-Grues, à la hauteur de Montmagny, où, dans la nuit du 26 au 27 novembre 1845, eut lieu sur les battures la tragédie décrite dans la complainte ci-dessous. (Photo : Balise Québec ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
(Fragments)
C'est à Saint-Jean Port-Joli,
Cinq hommes se sont embarqués.
Ils étaient pères de famille
À Québec voulant aller.
Vers les quatre heures du soir,
Vingt-six novembre dernier,
Ils embarquent sans le vouloir,
Chacun craignant le danger. […]
Le vaisseau cinglant au large
Sur les vagues découragées,
Était peinte sur leur visage
La frayeur est bien tracée.
Le bateau vogue sur l'onde
Toujours prête à submerger.
Le vent souffle et la mer gronde,
Tout fait craindre le danger.
La pluie qui tombe du ciel
Vient encore les affliger ;
La nuit sombre de ses ailes
Les oblige de mouiller.
Enfin tout l'équipage
Est en grande anxiété.
Il faut chercher un mouillage
Et nous mettre en sûreté.
Le capitaine à la barre
Regarde de tout côté.
Souvent il crie à Chouinard :
Sur le devant faut sonder.
La Pointe-aux-Pins qu'on découvre
Ici il nous faut entrer.
Le vent nord'est le bois couvre,
Nous serons en sûreté.
C'était prêt de ce rivage
Qu'ils havrent pour la nuit
Pour laisser passer l'orage.
Peu après le vent calmit ;
Ils descendent dans la chambre
Chacun se changer d'habits.
Ils font la prière ensemble,
Croyant bien passer la nuit.
Vers les onze heures du soir,
Louison Pelletier leur a dit :
Qu'entends-je sur la mer,
Le vent nord'ouest est-il pris ?
Babin dont le Capitaine
Vite sur le pont a monté.
Il regarde, il examine,
Voit que le vent est changé. […]
L'aquilon qui souffle, qui gronde,
Va toujours en augmentant.
La mer qui grossit ses ondes
Fait mouvoir le bâtiment.
À chaque lame qui frappe
Sur le devant du bateau,
Voilà le guindeau qui échappe,
Va être emporté à l'eau. […]
Catastrophe épouvantable,
Babin se mit à crier.
Quel naufrage pitoyable,
Nous allons bien tous geler.
Le vent le glace, le saisit,
Commence à se lamenter :
Saint Jean, sauvez-moi la vie,
Plusieurs fois l'a répété. […]
Après toutes les recherches,
Ils ne trouvent que deux décédés.
Enfin ils hâtent leur marche
Et vont trouver leurs naufragés.
Nous avons trouvé, dirent-ils,
Que les corps des deux noyés.
Toutes nos recherches inutiles,
Chouinard on n'a pu trouver.
Pelletier, Morin dirent encore
À bord il faut retourner.
Nous apporterons les morts.
Chouinard il faut le chercher.
Mais bien vite dans cette île,
Tout le monde est informé.
Chacun cherche sur la rive,
Trouve Chouinard gelé.
On apporte les trois corps
À la maison de Gagné.
Hélas ! quel triste sort
Pour ces trois infortunés.
Morin fit faire les trois bières,
Les ensevelit dedans
Et les porte au presbytère
En attendant le beau temps.
Le digne curé de l'île,
Toujours plein de charité,
Les fit entrer dans l'église.
Sur leurs corps leur a chanté
Les oraisons funéraires,
Sur leurs tombes a prononcé :
Des flammes du Purgatoire
Qu'ils en fussent tous délivrés.
Le vent cesse et le froid tombe
Après onze jours écoulés.
On traverse les trois tombes,
Au Sud elles sont arrivées.
Vous autres épouses chéries,
Tendres cœurs désolés,
Venez recevoir vos maris
Dans leurs tombeaux renfermés.
Qui pourrait sans verser des larmes
Voir les mères et les enfants,
Tous dans de mortelles alarmes,
S'écrier incessamment :
À vous doux enfants chéris,
Et encore tendres et badins,
À peine commence la vie,
Et les voilà orphelins.
Pelletier, Morin qui survivent,
Ne sauraient les oublier.
Et la douleur la plus vive
Est dans leur cœur bien gravée.
Oh ! vous divine Marie
Qui les avez protégés,
Souvenez-vous je vous en prie
Des malheureux naufragés.
Gabriel Greffard* (1845)
Fragments tirés du Bulletin des recherches historiques, vol. 23, mars 1917, p. 83-86. La complainte, qui n'est que partiellement reproduite ci-haut, contient 37 couplets ; pour en consulter l'entièreté, cliquer sur cette image :
* Gabriel Greffard est né à Rivière-Ouelle le 22 septembre 1788, de Gabriel Greffard et de Geneviève Rousseau. Le 27 août 1789, son père, alors qui défrichait une terre de trois arpents qu'il avait achetée dans la seigneurie de Rivière-Ouelle, est mort après seulement huit jours de travaux. Le père n'ayant légué que des dettes, la tutelle du bambin Gabriel dut être entérinée par un tribunal (voir dans les documents ci-dessous).
Il aurait reçu une éducation plutôt rudimentaire et il n'est pas établi qu'il savait écrire. Il a gagné sa vie comme journalier, en plus d'avoir été domestique pour la famille Letellier, à Rivière-Ouelle. Dans ses Mémoires, l'abbé Alphonse Casgrain (1830-1920), natif lui aussi de Rivière-Ouelle, rapporte que Gabriel Greffard, en plus des complaintes que nous lui connaissons, composait « des chansons du temps des élections ». Selon l'historien Léon Trépanier (qui situe erronément Gabriel Greffard à Saint-Jean-Port-Joli), « Greffard était une sorte de chevalier errant qui vers 1830 rimait les événements de l'époque ».
Gabriel Greffard est mort à Rivière-Ouelle, le 4 décembre 1852 et fut inhumé dans le cimetière du village. Il était célibataire.
Ces données biographiques sont publiées pour la première fois ici-même, puisque les auteurs des ouvrages qui font état de la « complainte » de Gabriel Greffard affirment ignorer les origines de même que les dates de naissance et de décès de son auteur (voir ci-dessous les copies des actes de baptême et de sépulture de la paroisse de Rivière-Ouelle).
Dans son ouvrage intitulé À travers les Anciens canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, l'historien-archiviste Pierre-Georges Roy explique :
« M. Pamphile LeMay a longuement parlé des poètes illettrés de sa paroisse natale, Lotbinière. Il a même publié plusieurs de leurs poèmes. Lotbinière n'avait pas le monopole des poètes illettrés. Saint-Jean-Port-Joli a aussi eu les siens.
M. l'abbé Casgrain rapporte une conversation qu'il eut un soir à l'hospitalier manoir de Saint-Jean-Port-Joli avec M. de Gaspé.
Nascuntur poetae (« On naît poète »), dit M. de Gaspé ; cet axiome du poète latin est bien vrai. J'ai connu des hommes sans aucune instruction, doués d'un véritable talent poétique, talent grossier, si vous le voulez, mais talent réel. Sous l'enveloppe rustique de leur langage, on découvrait le génie de l'inspiration.
Et M. de Gaspé fit connaître à son ami le poète rustique Gabriel Griffard ou Greffard : C'est le poète en vogue de la Côte-du-Sud. Ses complaintes sont chantées dans toutes les paroisses. On se réunit dans les maisons pour le faire chanter ; et plus d'une fois, on a vu son auditoire tout en larmes à la fin de ses complaintes. Il faut que cet homme ait un véritable talent pour produire une telle émotion sur ceux qui l'écoutent ».
Quand à la Complainte des naufragés de l'Ile-aux-Grues, qui est présentée ci-haut, Pierre-Georges Roy raconte :
« Le 28 novembre 1845, une goélette de Saint-Jean-Port-Joli, pesamment chargée de bois de corde, était forcée par la tempête de chercher un refuge à la Pointe-aux-Pins, située à l'extrémité supérieure de l'île aux Grues. Le vent sauta tout-à-coup du nord-est au sud-ouest et la goélette fut jetée à la côte, malgré les efforts de l'équipage pour prendre le large. La secousse produite par l'échouement de la goélette fit rompre un de ses mâts qui s'abattit sur le pont, blessant gravement deux membres de l'équipage. Ces malheureux, incapables de se mouvoir, furent gelés à mort sur le pont de la goélette.
Les trois autres marins avaient pu gagner terre. L'un d'eux essaya de se rendre au manoir de l'île, situé à l'extrémité inférieure. Transi par le froid et gêné dans sa marche par ses vêtements mouillés, il tombe à mi-route et fut gelé à mort, lui aussi.
Les deux autres marins s'étaient dirigés du côté nord de l'île où se trouvaient toutes les habitations moins le manoir. Ils étaient à la veille de succomber comme leurs compagnons lorsqu'ils furent recueillis par un brave cultivateur, Ignace Côté, qui leur donna tous les soins que réclamait leur état.
Les trois marins qui périrent furent le capitaine Babin, le matelot Chouinard et le sieur Anctil, cultivateur de Saint-Jean-Port-Joli. Louis-Toussaint Pelletier et le nommé Morin, qui se sauvèrent, étaient de Saint-Roch-des-Aulnaies.
La consternation fut grande sur toute la rive sud lorsqu'on apprit le naufrage de la goélette du capitaine Babin. Lui et son équipage étaient de respectables citoyens qui laissaient des familles nombreuses. Il n'en fallait pas plus pour exciter la sympathie du poète Greffard et il écrivit ou plutôt composa ― car il n'est pas certain qu'il savait écrire ― une complainte en trente-sept couplets qui se chanta un peu partout sur la rive sud du Saint-Laurent, pendant près de trois-quarts de siècle ».
(Sources : Ancestry.ca ; Pierre-Georges Roy, À travers les Anciens canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, Montréal, G. Ducharme libraire-éditeur, 1943, p. 33-36 ; Gaston Deschênes, Les origines littéraires de la Côte-du-Sud, Québec/Sainte-Foy, Septentrion/Éditions des Trois-Saumons, 1996, p. 12-15 ; Léon Trépanier, « Quand le barde Gabriel Griffard de Saint-Jean-Port-Joli chantait les malheurs qui assombrissaient sa paroisse », La Patrie, Montréal, 30 avril 1950).
Ces deux ouvrages évoquent la Complainte des naufragés, ci-haut présentée. Avec de la chance, on peut tomber sur le livre de Pierre-Georges Roy dans les librairies d'occasion, mais Les origines littéraires de la Côte-du-Sud, de Gaston Deschênes, est toujours disponible ; pour informations, cliquer ICI. |
Dans le journal La Patrie du 30 avril 1950, l'historien et
organisateur culturel Léon Trépanier a consacré un long
article pour rappeler le souvenir de Gabriel Greffard (que
toutefois il situe erronément à Saint-Jean-Port-Joli alors
que le barde était plutôt de Rivière-Ouelle).
Pour consulter ce texte, cliquer sur cette image :
Gabriel Greffard est devenu orphelin de père alors qu'il était âgé
de moins d'un an. Sa tutelle dut être entérinée par les
autorités judiciaires. Pour consulter le document du greffe
de la Cour, cliquer sur cette image :
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