dimanche 24 mars 2024

Lorsque je serai mort...

Albert Lozeau dans son fauteuil roulant, photographié par son ami le peintre et poète Charles Gill. 
(Source : La vie culturelle à Montréal vers 1900, Montréal, Fides, 2005).
 




   Lorsque je serai mort, ―puisqu'il nous faut mourir―,
   Mon âme reviendra sur la Terre souffrir 
   Avec vous, que l'exil ténébreux enlinceule, 
   Afin qu'en votre nuit vous ne soyez pas seule.
   
   J'ai trop souvent pleuré vos chagrins ici-bas
   Pour que de l'infini je ne descende pas
   Reprendre cette grave et fidèle habitude
   D'essuyer vos beaux yeux battus de lassitude.
 
   Vous ne sentirez rien de moi, que mon esprit
   Posant sur votre cœur longtemps endolori, 
   Comme un oiseau de paix ayant fermé ses ailes,
   La douceur qui lui vient des choses éternelles. 

   J'élirai ma demeure en vous ; nous serons deux
   Qui, par la même bouche et les mêmes yeux, 
   Demanderons l'oubli des maux de cette terre
   Et nous regarderons, muets, dans le mystère. 

   Plus qu'avant, nuit et jour, je vous assisterai.
   En m'éloignant, le temps n'aura pas séparé
   Mon âme de votre âme adorablement triste,
   Et vous sentirez mieux qu'en vous-même j'existe.

   Mais si la mort, heureuse aux souffrants, vous saisit, 
   De moi qui resterai souvenez-vous aussi !

                                       Albert Lozeau (1908)



Tiré de : Albert Lozeau, Poésies complètes, vol. 2, Montréal, 1925, p. 180-181. Le poème fut d'abord publié le 4 novembre 1908 dans le journal Le Canada



LA MORT D'ALBERT LOZEAU

     Hier, ma petite fille Laurette lut sur un Bulletin que Lozeau était très gravement malade ; elle me demande si ce ne serait pas Albert, mon ami. Je téléphonai à Henri Bertrand, lui demandant des nouvelles de Lozeau, en le priant de me rappeler au téléphone. Bertrand me rappelle une demi-heure plus tard, vers huit heures moins dix. La nouvelle était malheureusement vraie. 
     Je me rendis chez Bertrand, au 769a rue Marie-Anne ; nous revînmes chez Cloutier, beau-frère de Lozeau, chez qui se dernier se mourait, sans aucune connaissance depuis samedi à huit heures trente. Nous sommes donc arrivés chez Cloutier et Lozeau vers huit heures et vingt-cinq, hier soir, le 24 mars. Lozeau râlait un peu, soufflait fort, les yeux demi-clos, son souffle s'arrêtait par intervalle, c'était la congestion du cerveau et aussi des poumons. Silencieux une minute, il reprenait son souffle avec plus de force. J'ai compté neuf gros soupirs, ensuite intervalle de silence d'environ une minute, puis une reprise encore de sept autres gros souffles.
     Un de ses frères dit le chapelet, nous répondions tous, deux sœurs, une belle-sœur, son beau-frère Cloutier et ses deux frères ; madame Lozeau, la mère, était malade dans sa chambre. En terminant le chapelet, je dis à madame Cloutier que souvent l'air est très bon ; Lozeau respirait régulièrement, mais faiblement ; la fenêtre étant un peu ouverte, l'agonisant lança une couple de respirations plus fortes, puis en quelques secondes rendit l'âme en faisant un effort de la bouche, une contraction de la figure. Ce fut tout, le corps était chaud, fiévreux ; Cloutier lui joignit les mains et lui ferma les yeux, assisté de l'un des frères du mort. Nous pleurions, un peu tout le monde. 
     Bertrand et moi, une dizaine de minutes s'étant écoulées depuis la mort, nous offrîmes nos condoléances à toute la famille ; madame Lozeau étant dans sa chambre, nous ne l'avons pas dérangée. Je touchai en partant la main de mon ami mort, ami depuis vingt-trois ans révolus. 
     Lozeau meurt cinq ans et demi après Charles Gill. Que Dieu ait son âme ! 
     En sortant avec Bertrand, j'ai dit que, plutôt que de souffrir, la mort était une délivrance. 
     Il faisait beau temps. Bertrand vint me reconduire jusqu'à la rue Saint-André, en passant par la rue Marie-Anne. Je téléphonai la nouvelle à Mme Charles-Albert Milette, et je communiquai l'annonce de cette mort au journal Le Canada.
     Albert Lozeau est mort à l'âge de quarante-cinq ans et demi, à neuf heures et quart du soir, le 24 mars 1924. Il était né en juin 1878. 

Tiré de : Louis-Joseph Doucet, Prologues et pensées, Québec, Imp. Ernest Tremblay, 1927, p. 44-45. 


Poème en hommage à Albert Lozeau 
composé au lendemain de sa mort par
le poète montréalais William-A. Baker : 
 

Billet manuscrit écrit par Albert Lozeau et inséré dans un exemplaire de son 
recueil de poésies Lauriers et feuilles d'érable, paru en 1916. Le poète y 
exprime sa colère devant la persécution des Canadiens-français d'Ontario
qui sévissait alors avec l'imposition de l'infâme Règlement 17, qui 
restreignait les droits scolaires des Canadiens-français de cette province. 
Lozeau adresse son billet aux Canadiennes-françaises de la province d'Ontario, 
les femmes ayant alors été au coeur de cette lutte aussi âpre qu'épique.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

Monument funéraire d'Albert Lozeau et de sa famille
au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.

(Photos : Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'élargir)


Pour en savoir plus sur Albert Lozeau, cliquer sur cette 
illustration pour consulter le témoignage d'un contemporain :

dimanche 4 février 2024

Deux sonnets au cap Tourmente



(Chacun des deux sonnets qui suivent a pour titre : Le cap Tourmente)



Louis-Joseph Doucet (1874-1959)

(Source : Le Monument Crémazie,
Montréal, Beauchemin, 1906, p. 48)



           Or, un soir, par Champlain tu fus ainsi nommé, 
           Alors qu'il t'aperçut de loin dans la tourmente,
           Vieux cap dont le granit à la nuit se lamente
           Sous maint sapin pointu par le gel opprimé. 

           Ton profil s'assombrit quand la mer est méchante
           En brisant sa colère à ton flanc embrumé ; 
           Quand elle vient du large en délire rythmé
           Avec la grande voix du vent sud-est qui chante. 

           Et lorsque resplendit la gloire de l'aurore
           Couronnant ton sommet de ses rayons divins, 
           Ton cauchemar s'enfuit... mais tu songes encore,

           Et tes deuils mal guéris attristent tes matins ; 
           Car les tourments passés t'ont jeté leur empreinte : 
           Tu ressembles au cœur dont la foi s'est éteinte.

Tiré de : Louis-Joseph Doucet, Sur les remparts, Québec, 1911, p. 48.

Pour en savoir plus sur Louis-Joseph Doucet, voir la notice biographique et les documents présentés sous son poème Le brouillard s'est enfui (cliquer sur le titre).  


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Louis Fréchette (1839-1908)
à l'âge de vingt ans.

(Source :BANQ, détail d'une mosaïque)



           Robuste et largement appuyé sur sa base, 
           Le colosse trapu s'avance au sein des flots ;
           Sur son flanc tout couvert de pins et de bouleaux, 
           Un nuage s'étant comme un voile de gaze.

           Sur son vaste sommet, de merveilleux tableaux
           Se déroulent devant le regard en extase ;
           En vous suivez des yeux chaque voile qui rase,
           Dix-huit cent pied sous vous, le fleuve aux verts îlots.

            Autrefois c'était là presque un pèlerinage.
            Un jour, il m'en souvient, écoliers en nage, 
            Nous gravîmes gaîment ses agrestes sentiers.

             Je crois revoir encor notre dîner sur l'herbe
             Qui tapisse ta croupe immense, ô mont superbe !
             Et je rêve à l'aspect de tes plateaux altiers.

Tiré de : Louis Fréchette, Les fleurs boréales, Paris, E. Rouveyre Éditeur, 1881, p. 191-192.

Pour en savoir plus sur Louis Fréchette, cliquer ICI.  


Pour une vidéo prise depuis la cime du 
cap Tourmente, cliquer sur cette image :



Photo du cap Tourmente prise en 1914 : 



Pour lire un récit captivant sur une ascension du 
cap Tourmente par les élèves du Petit séminaire
de Québec en 1867, cliquer sur cette image :



Pour découvrir un bref mais très beau texte sur l'un 
des aspects mythiques les plus évocateurs associés 
au cap Tourmente, cliquer sur cette image :