lundi 13 novembre 2017

Les quêteux

Lionel Léveillé alias
« Englebert Gallèze » (1875-1955)


(Source : P. de Grandpré, Histoire de la
littérature française du Québec
, tome 2)




   Dans mes souvenances lointaines
   Revivent parfois vaguement
   Les imposants croquemitaines
   Du temps que j'étais un enfant. 

   Et je demande à ma mémoire :
   « Où sont-ils tous ces noms fameux,

   Cayen-Sucré, le Quêteux-Noir,
   Le Quêteux-Rouge et le Loucheux. 

   Péti-Turcot, Tornon-Vinguienne,
   Gaillards dégourdis et malins,
   Venant tous de Sainte-Julienne,
   Du Grand-Cordon ou de Saint-Lin ? »

   Quand s'estompait leur haute taille
   Ondulant sur leurs lourds bâtons,
   Les chiens jappaient, et la marmaille
   Rentrait craintive à la maison. 

   Crânement, sans cérémonie,
   Et sur un ton de bon aloi :
   « Bonjour toute la compagnie ». 

   Puis ils étaient partout chez soi.

   À manger la soupe en famille
   Et sans manières, retenus, 
   Ils riaient de façon gentille
   Et disaient : « C'est pas de refus ». 

   Pendant qu'on lave la vaisselle,
   Fumant leur pipe dans un coin,
   Ils vous dépliaient des nouvelles
   De tous les villages voisins : 

   « La belle Luce au gros Bellone
   Se marie au petit Durand. 
   Quand j'ai passé par Terrebonne
   Colas à Pierre était mourant ». 

   Après un petit bavardage :
   « Marci ! Ben du succès ! Adieu ! »

   Puis ils reprenaient leur voyage
   Sous le grand soleil du bon Dieu. 

   On était personne de marque.
   On était fier de son métier. 
   Un quêteux, c'était un monarque
   Ayant pour carrosse ses pieds,

   Pour tout domaine la grand'route,
   Pour fortune, un corps vigoureux
   Et pour palais doré, la voûte
   Sombre ou transparente des cieux.

   Depuis, des réformes iniques
   Et l'évolution des mœurs,
   Ont au vagabond pacifique
   Signifié : « Travaille ou meurs ». 

   Pour conserver quelque importance,
   Pour être un peu considéré, 
   Fallut montrer des références,
   Un bon billet de son curé,

   Être rachitique et tout croche,
   Bossu, n'avoir rien de niveau,
   Avoir une jambe qui cloche,
   N'avoir, de bras, que des morceaux.

   Aussi ― répercussion juste 
   Le mendiant persécuté
   N'est plus le beau grand gaillard robuste
   Du bon temps de la liberté.

   Avec leur mine pitoyable
   Ce sont, tantôt, de faux boiteux,
   Qui jettent béquilles au diable
   Aussitôt que rentrés chez eux,

   Des sourds-muets, de vilains drôles
   Aux gestes lourds et rococo
   Et qui recouvrent la parole
   Dès qu'ils vous ont tourné le dos ; 

   Ou, si par quelque rue obscure
   Vous venez le soir à... ramer,
   C'est quelque quêteux d'aventure
   Qui parle de vous assommer. 

   Majestueuse silhouette,
   Roi hâlé des chemins poudreux,
   Moi, franchement, je te regrette, 
   Ô race des anciens quêteux. 


                     Lionel Léveillé alias 
                     Englebert Gallèze (1913)



Tiré de : Englebert Gallèze (Lionel Léveillé), La Claire Fontaine, Montréal, Librairie Beauchemin Limitée Éditeurs, 1913, p. 31-36. 

Pour en savoir plus sur Englebert Gallèze, voyez la notice biographique sous son poème Rêveur (cliquer sur le titre). 

D'Englebert Gallèze, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : Épluchettes ; Tristesse d'automne ; Bonne et heureuse


Pour consulter ou télécharger gratuitement le recueil
La claire fontaine, d'où est tiré le poème ci-haut, 
cliquer ICI.

Le Quêteux, par Rodolphe Duguay, 1942.

( Source : Livranaute
)


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