Gonzalve Desaulniers (1863-1934) (Source : Biographies canadiennes-françaises, 1922) |
Je lui dis : « Descendons sur la grève, le vent,
Dont le golfe apaisé s'effarouche souvent,
Ce soir nous vient du large avec des voix plus douces
Que les chuchotements des ruisseaux sur les mousses.
Viens, l'horizon là-bas se pare de reflets
Versés par le soleil qui meurt sur les galets.
Une heure, une heure encore, et la nuit qui charroie
Les astres accrochés à sa blanche courroie
De nouveau confondra sous nos yeux l'infini
Du bleu du ciel avec l'or du sable jauni ».
Et tous les deux, la main dans la main, nous allâmes
Écouter la chanson caressante des lames.
Le flot montait, couvrant les récifs, enlaçant
De ses varechs le pied des falaises, poussant
Dans son ascension très lente les gabares
Dont les flancs endormis roulaient sur leurs amarres ;
Les côtes peu à peu s'effaçaient comme si,
Affluant vers les bords du golfe rétréci,
Lasse d'avoir depuis l'aurore autour du globe,
Ourlé sur tous les caps les pans verts de sa robe.
Sur nos plages sans fin que son poids fait gémir,
La mer, la vaste mer, s'allongeait pour dormir.
Nous nous assîmes sur la berge, l'âme prise
Par les clartés, par les senteurs et par la brise.
Les alanguissements du flot passaient en nous.
Une lueur de rêve au fond de ses yeux doux
Tremblait et la faisait muette, et ses paupières
Par instants s'abaissaient sous le jeu des lumières.
Tant de calme venu des monts silencieux,
Des îles, des rochers, des forêts et des cieux
L'enveloppait ; tant de paix sereine et profonde
Tombait du firmament, ― comme d'une rotonde,
Quand le jour dans les ors des verrières se fond,
Tombe un rayonnement mélancolique et blond, ―
Que cédant au frisson mystérieux des choses,
Mêlant ses cheveux noirs aux ambiances roses,
Elle pencha son front sur mon épaule. Au loin,
De son dos velouté quelque énorme marsouin,
Rayant d'un trait d'argent la ligne mauve et bleue,
Éclaboussait l'azur du revers de sa queue
Puis replongeait dans les tranquilles profondeurs.
Les goémons grisaient de leurs âcres odeurs
L'air tiède qu'embrumait déjà la nuit prochaine,
Effleurant les sommets de son aile incertaine.
Plus loin encor, vers les horizons reculés
Où vont éperdument les flots immaculés,
Les mourantes blancheurs se fondaient, et si drues
Maintenant que notre oeil, dans les ombres accrues,
Ne pouvait distinguer sur le grand gouffre amer
L'aile des goélands des trois mâts d'un steamer.
Plus loin, plus loin toujours, c'était l'espace immense
Où l'océan finit lorsque le ciel commence.
Alors, ses yeux ravis s'en furent au-delà
Des lourds escarpements de la nue, et voilà
Que tout à coup l'oreille ouverte aux rythmes vagues,
J'entendis que chantaient tout près de moi les vagues ;
Chacune me jetait en déferlant son mot
Dans ce colloque étroit de la terre et du flot.
Oh ! qui pourra jamais en traits ineffaçables,
Sur la page mouvante et fragile des sables
Fixer les rimes d'or du poème éternel
Que dit le vent, qu'écrit la mer, que fait le ciel !
Toutes les voix du golfe un moment revenues,
Celle qui sort des rocs ou qui descend des nues,
Celle qui passe, au gré des matins et des soirs,
Sur les flots bleus, sur les flots gris, sur les flots noirs,
Dont les inflexions sonores ou voilées
Font les esprits sereins ou les âmes troublées ;
La voix qui glisse au ras des ondes doucement,
Ou qui galope au bout des voiles brusquement ;
Sur les mers en délire ou les mers en ivresse,
Celle qui gronde ainsi que celle qui caresse ;
La voix qui vient du fond des temps irrésolus,
Faite de tous les bruits des siècles révolus :
Toutes, toutes courant sur l'énorme estuaire,
Dans le fléchissement du jour crépusculaire,
Comme des sons de harpe éclatèrent. Longtemps
Je les ouïs chanter dans les échos flottants.
Elles dirent d'abord les premiers jours du monde,
L'esprit de Dieu couvrant la surface de l'onde,
Les terres émergeant peu à peu, les forêts
Qui frissonnent sous des invisibles archets ;
Les apparitions soudaines des montagnes,
Des fleuves, des torrents, des vallons, des campagnes,
Les vents rieurs, les vents féconds, les vents amers ;
Les oiseaux dans les bois, les poissons dans les mers,
Les branches se chargeant de fruits, l'ombre légère
Qui protège la source et tisse la fougère ;
La pluie avec les champs, les fleurs et les gazons ;
Les premiers nids avant les premières maisons ;
Chez la bête l'instinct et la raison chez l'homme ;
Elles dirent, ces voix qui passent sur les eaux,
Les échanges créant les liens sociaux,
Les agenouillements la nuit sous les étoiles,
La première pirogue et les premières voiles ;
Les pâturages, les labours, les bœufs domptés ;
La bourgade, ébauchant les futures cités ;
Avec le premier choc, la première étincelle,
Elles dirent la vie éparse, universelle,
L'âpre essaim des désirs et des ambitions,
La joie et la douleur au gré des passions
Et les hommes heurtant leurs âmes excédées ;
Les martyrs jalonnant la marche des idées ;
Les empires croulant tour à tour et le droit
D'un coup d'aile vengeur brisant son cercle étroit ;
Chaque siècle ajoutant sa chimère aux chimères
Qui se muent en chansons sur les lèvres des mères ;
L'évanouissement des dieux olympiens
Sous l'aube qui blanchît les monts galiléens.
Elles dirent le jour où des terres nouvelles
Se dressèrent devant les blanches caravelles
Et la première messe et le premier colon,
Et la lutte homicide et les plaines fatales
Où le sort, opposant des armes inégales,
Profila sur nos lacs le geste du destin.
Les voix se turent et je vis dans le lointain
Poindre une étoile d'or au bord de la mer grise.
Rien ne bougeait, pas même une algue sous la brise.
Seul un grand paquebot remontait le chemin
Que prirent autrefois les voiliers de Champlain.
Ô voix du golfe ! Ô voix qui dites tant de choses,
Chantez, chantez encor les effets et les causes.
Lors je voulus savoir ce qu'elle avait pensé
Pendant l'heure divine où l'ombre avait baissé ;
Mais elle, indifférente aux voix enchanteresses,
Mendiant dans la nuit naissante mes caresses,
Répondit, en sentant mes bras se refermer :
« Je songeais qu'il est doux ce soir de nous aimer ».
Gonzalve Desaulniers* (1909)
Tiré de : Gonzalve Desaulniers, Les bois qui chantent, Montréal, Librairie Beauchemin Limitée, 1930, p. 137-144. Des fragments de ce poème avaient été préalablement publiés dans le numéro de juin 1909 de la revue Le Terroir, de l'École littéraire de Montréal.
* Gonzalve Desaulniers est né à Saint-Guillaume d'Upton le 24 juin 1863, d'Antoine Lesieur-Desaulniers et d'Hélène Lucille Virginie Tellier. Il fit ses études au Collège du Sacré-Cœur de Sorel, puis au Collège Saint-Marie de Montréal. Après des études en droit qu'il fit sans fréquenter une école, il fut admis au Barreau le 5 juillet 1895.
Dès ses études secondaires, il débuta dans le journalisme en collaborant depuis Montréal au Journal d'Arthabaska, puis à L'Étendard, dont il fut un collaborateur de 1883 à 1889. Il prit la direction de la Revue canadienne en 1883, puis, en 1889, il fonda le journal Le National, qu'il dirigea jusqu'en 1896, année où il dirigea un quotidien éphémère, Le Soir. En plus de plusieurs autres périodiques, il participa également à la rédaction de la Canada-Revue, un périodique littéraire et artistique dirigé par Aristide Filiatrault.
En 1923, il fut nommé juge à la Cour supérieure.
Tout en pratiquant les professions d'avocat et de juge, il cultiva sa passion pour la littérature, notamment en publiant des poèmes dans divers périodiques. Il fut notamment l'un des fondateurs de l'École littéraire de Montréal et l'un des protecteurs d'Émile Nelligan durant la maladie de ce dernier. En 1930, il rassembla la plupart de ses poésies dans un recueil, Les Bois qui chantent, qui fut couronné l'année suivante par l'Académie française.
Gonzalve Desaulniers est mort à Montréal le 5 avril 1934. Il avait épousé Élisabeth Martin le 5 juillet 1887 à la paroisse Saint-Jacques de Montréal.
(Sources : Camille Roy, Manuel d'histoire de la littérature canadienne de langue française, quatorzième édition, Montréal, Librairie Beauchemin, 1950, p. 103-104 ; Biographi.ca ; Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 1, Montréal, éditions Fides, 1980, p. 1, dont la notice biographique, très incomplète même quant aux informations littéraires, est truffée d'erreurs).
Pour en savoir plus sur Gonzalve Desaulniers, cliquer ICI.
De Gonzalve Desaulniers, les Poésies québécoises oubliées ont également publié : Sous les branches.
Les bois qui chantent, recueil de Gonzalve Desaulniers d'où est tiré le poème La Voix du Golfe, ci-haut. On peut ICI en trouver un précieux exemplaire signé et numéroté par l'auteur, et ICI un autre exemplaire de ce rare recueil. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Dédicace manuscrite de Gonzalve Desaulniers dans un exemplaire de son recueil Les bois qui chantent. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Gonzalve Desaulniers, portrait par J.-Arthur Lemay, dans son album Mille têtes, paru en 1931. |
Homme sensible et généreux, Gonzalve Desaulniers est toujours resté proche du poète Émile Nelligan. On l'aperçoit debout à gauche, en 1932, chez lui dans le quartier Ahuntsic, à Montréal, en compagnie de sa fille, de l'écrivaine Anne-Marie Gleason-Hughenin (nom de plume "Madeleine"), d'Émile Nelligan (assis) et du comédien Camille Ducharme. (Source : La vie littéraire au Québec, tome VI ; cliquer sur l'image pour l'agrandir). |
Cet hommage à Gonzalve Desaulniers à l'occasion de son décès est paru dans le numéro de mai 1934 de La Revue moderne. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Le Devoir, 6 avril 1934. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Cet entrefilet en hommage à Gonzalve Desaulniers est paru dans l'édition du 7 avril 1934 du journal quotidien L'Ordre, d'Olivar Asselin. |
Lever du soleil sur le golfe du Saint-Laurent,
Baie-des-Sables, 23 juillet 2019.
Pour voir la vidéo, cliquer sur l'image :
Pour voir la vidéo, cliquer sur l'image :
« Plus loin, plus loin toujours, c'était l'espace immense
Où l'océan finit lorsque le ciel commence ».
Ces deux clichés du golfe du Saint-Laurent en 2019 ont été pris à Baie-des-Sables par Hildeberto Araujo. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
« Viens, l'horizon là-bas se pare de reflets
Versés par le soleil qui meurt sur les galets ».
Dernier coucher du soleil de juillet 2019, Baie-des-Sables, face au golfe du Saint-Laurent. Cliché d'Hélène Bernier, animatrice de Baie-des-Sables, notre village. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
« Une heure, une heure encore, et la nuit qui charroie
Les astres accrochés à sa blanche courroie
De nouveau confondra sous nos yeux l'infini
Du bleu du ciel avec l'or du sable jauni ».
Coucher du soleil, Baie-des-Sables, par Louise Bélanger |
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