La Toussaint, par Jules Bastien-Lepage. (Source : Wikipedia) |
Le soleil lentement s'éloigne dans l'espace ;
Son disque est sans éclat, son rayon sans chaleur ;
Et, comme un crêpe immense, un nuage qui passe
Se déroule sur lui... Qu'est-ce donc ? Quel malheur
Nous annonce ce deuil de l'astre de lumière ?...
Quel bouleversement prédit-il pour demain ?
À quel nouveau surcroît de cruelle misère
Doit s'attendre le genre humain ?...
Partout c'est le silence. Autour de nous tout semble
Frappé d'un même deuil. Plus d'oiseaux, plus de fleurs !
L'approche de l'hiver les a chassés ensemble.
Les jardins sont déserts après tant de splendeurs ;
Les feuilles des buissons, par le vent balayées,
Roulent dans la poussière, et les arbres géants
Élèvent vers le ciel leurs branches dépouillées,
Comme des bras suppliants.
Dans toutes les maisons la sombre rêverie
A pris place au foyer. Plus de rires bruyants !
Au dedans de son cœur on se recueille, on prie ;
Et dans chaque famille on compte les absents.
Le deuil se voit partout, dans la rue, à l'église
Où la foule, en pleurant, va diriger ses pas,
Tandis que des clochers que fouette la bise
Descendent de funèbres glas.
Instants mystérieux ! Jusques au fond de l'âme
Chacun de nous ressent comme un souffle glacé
Qui le saisit, l'étreint, et menace la flamme
Du joyeux souvenir de son bonheur passé.
Dans notre cœur rempli de tristesse inquiète
Tout apparaît en noir, tout semble malheureux ;
Et, tremblante elle aussi, la lyre du poète
N'a que des accents douloureux.
Cependant l'allégresse avait marqué l'aurore
De ce jour dont la fin s'annonce par des glas...
Ainsi nos jours sont faits d'un mélange bizarre
De joie et de douleur, de rose et de noir, hélas !
Double et fatal courant de notre vie entière :
Ce matin nous chantions la gloire des élus ;
Demain nous irons tous pleurer au cimetière,
Pleurer sur ceux qui ne sont plus.
Demain sera leur fête, à ceux qui dans la terre
Sont allés reposer quelque temps avant nous.
Demain, dans le cercueil tremblera leur poussière,
Lorsque, le cœur ému, nous prierons pour eux tous.
Ils rouvriront leurs yeux et prêteront l'oreille,
Du fond du noir séjour où la mort les a mis,
Pour voir si, sur la terre, ô prodige ! ô merveille !
Ils ont encore quelques amis.
Demain sera leur jour pour compléter l'étude
Des cœurs aimés qui n'ont, dans un cercle nouveau,
Depuis longtemps pour eux qu'oubli, qu'ingratitude.
Debout ils seront là, sur le bord du tombeau,
Les orbites sans yeux, et leur bouche sans lèvres,
Cherchant à prononcer, en un rictus affreux,
Les noms des faux amis qui vantaient tant leurs œuvres
Lorsqu'ils étaient au milieu d'eux.
Drapés dans leur linceul, consternés, immobiles,
Dominant du regard la foule des humains,
Ils verront les pays, les campagnes et les villes
Que la Mort tient déjà dans ses terribles mains ;
Ils verront défiler, remplis d'insouciance,
Ces mortels qu'elle n'a point encore touchés,
Mais que demain peut-être, avec indifférence,
À ses pieds elle aura couchés.
Ils seront là, muets, dissimulés dans l'ombre
Des grands saules penchés au bord de leurs tombeaux,
Regardant autour d'eux et s'étonnant du nombre
Sans cesse grandissant des sépulcres nouveaux.
Naguère ils étaient seuls, comme en un champ stérile.
Aujourd'hui, près d'eux sont leurs amis, leurs parents,
Et pour les recevoir dans ce dernier asile
Il a fallu serrer les rangs
L'humble champ d'autrefois en vaste nécropole
S'est transformé bientôt ; et dans tout l'univers,
Du levant au couchant, de l'un à l'autre pôle,
Des asiles pareils sont constamment ouverts,
Temples où les mortels de tout rang, de tout âge,
Sont invinciblement entraînés tour à tour !...
Voyage sans retour, lointain pèlerinage
Que nous devrons tous faire un jour !
Ephrem Chouinard (Québec, 1er novembre 1895)
Tiré de : La Revue nationale, Montréal, décembre 1895, p. 364-366.
Ephrem Chouinard (1854-1918) (Source : revue Le Terroir, octobre 1919) |
* Ephrem Chouinard est né à Lévis le 5 avril 1854, de Pierre Chouinard, charpentier, et d'Ombélina Marquis. À l'âge de 14 ans, il interrompit ses études au Collège de Lévis pour entrer au service de la maison Hamel et frères. Il devint représentant de ce marchand de Québec en Europe, où il se rendit plus de trente fois. En 1899, il travailla pour une autre maison commerciale, mais il passa peu après au journalisme.
Il fonda la Gazette de Québec, qui parut de septembre 1900 à janvier 1901. Il devint directeur du journal Le Soleil, de Québec, en 1904. Il passa à la fonction publique pour devenir assistant-protonotaire de la Cour supérieure à Québec, puis il devint en 1903 « assistant-auditeur » (on dirait de nos jours « assistant-vérificateur ») au département du Trésor.
Il avait épousé Amanda Crépault à Saint-Vallier-de-Bellechasse le 10 septembre 1878.
Ephrem Chouinard est mort à Québec le 29 novembre 1918.
(Sources : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, Fides, 1981, p. 858 ; Ancestry.ca ; revue Le Terroir, décembre 1918 et octobre 1919).
D'Ephrem Chouinard, les Poésies québécoises oubliées ont également présenté : Richard III - Mary La Sanglante (cliquer sur le titre).
Pour en savoir plus sur le personnage original et intéressant
que fut Ephrem Chouinard, il vaut la peine de parcourir l'article
que G.-E. Marquis lui a consacré suite à son décès dans le
numéro de décembre 1918 de la revue Le Terroir. Pour
Cet entrefilet paru dans La Presse du 9 novembre 1917 fait état d'une mauvaise chute qu'Ephrem Chouinard a subie sur la rue Saint-Jean, à Québec, et qui a très probablement hâté sa mort, survenue un an plus tard, à 64 ans. (Source : BANQ) |
Après sa mauvaise chute qui altéra considérablement sa santé, Ephrem Chouinard a connu plus que sa part d'épreuves au cours de la dernière année de sa vie. Ainsi, un mois avant sa mort, son fils Paul était victime de la grippe espagnole. Pharmacien, Paul fut parmi les nombreux professionnels de la santé qui au Québec ont payé de leur vie d'être restés aux avant-postes du combat contre cette épidémie. Il est sûrement bon de se souvenir du courage de ces héros de l'ombre dont le sacrifice est trop oublié. (Source : La Presse, 25 octobre 1918, p. 14) |
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