vendredi 19 janvier 2018

La mort d'un hêtre

René Chopin (1885-1953)

(Source : Les Herbes Rouges)




   Encore dans sa force au milieu de notre âge
   Cet arbre avait vécu l'histoire du vieux bourg ; 
   De son front végétal il pleuvait de l'ombrage
   Sur l'enclos obstrué d'une sordide cour. 

   J'aimais le déploiement de sa plus longue branche
   À l'angle du toit proche et plat de la maison,
   Et pour y respirer l'odorante avalanche
   Ma fenêtre s'ouvrait comme un large poumon. 

   Je me le figurais un sage invulnérable
   À qui le Temps octroie une immortalité : 
   La peuplade planta sa tente misérable
   Avant qu'autour de lui s'élargît la cité. [...]

   J'imaginais en mai l'arbre qui se réveille,
   À travers ses canaux la sève qu'il filtrait ;
   Ses feuilles à l'été semblaient autant d'oreilles
   Qui rassemblent les bruits épars de la forêt.

   Le dégoulinement d'une chute de pluie
   En glissant sur son fût longuement le trempait,
   Mais son écorce nue à l'aube qui l'essuie
   Des linges bleus qu'agite un vent d'ouest se drapait. 

   Masques de l'infini, les malfaisantes lunes
   Troublèrent son repos de leurs songes glacés ; 
   Par les blancs févriers ses branches une à une
   Gémirent sous l'étau des minuits verglacés. [...] 

   Le hêtre, en liberté poussé dans la broussaille,
   Dôme à la fois tourné vers les quatre horizons,
   Vit sur lui-même enfin se fermer la muraille
   De la ville étouffante ainsi qu'une prison. 

   La nostalgie hanta sa cîme forestière,
   Il fut un beau captif qui s'évade en hauteur ;
   Entre les toits aigus, corniches et gouttières,
   Il souleva son grand faîte dominateur. [...] 

   Moi seul j'aurai compris la noblesse du hêtre
   Inutile au vieux bourg bruyant et besogneux,
   Et qu'il était un sage et vénérable ancêtre
   Et le gardien du songe immuable des dieux. 

   Lorsque fond à midi le bitume des rues,
   Que transpire l'écorce et l'argile se fend,
   J'ai vu contre l'aïeul, ennemi des cohues, 
   S'abattre l'homme, armé de ruses, triomphant. 

    Le quartier en émoi peu à peu qui s'attroupe
    Applaudir à la mort du héros mutilé,
    Et j'entendis craquer les membres que l'on coupe,
    Et les cris des enfants aux ordres se mêler. 

    Ô prodige inouï de la lutte géante !
    L'arbre geint sous l'assaut, se tord, raidit ses noeuds,
    Et sa sève a giclé de l'entaille béante
    Jusqu'au front du bourreau dans un spasme haineux. 

    Les bûcherons, craignant sa soudaine revanche,
    Manièrent un jeu de corde habilement
    Qui balance une à une et courbe chaque branche,
    L'écartèle du tronc dans un déchirement. 

    J'ai vu l'éclatement des copeaux sous la hache, 
    Aller, courir la scie à morsure d'acier,
    Le fragile rameau qui rompt et se détache,
    S'accroche dans sa chute et tombe fracassé. [...] 

    Grands bois que la légende a peuplés d'ombres vaines,
    Berceaux mystérieux des cultes révolus,
    J'anticipe le soir des détresses humaines
    Et cet âge à venir où vous ne serez plus. [...] 

                                      René Chopin* (1933)



Extraits tirés de : René Chopin, Dominantes, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1933, p. 43-53


* « Poète, né au Sault-au-Récollet. Après ses études classiques au Collège Sainte-Marie, il fait son droit à l'Université Laval à Montréal, où il rencontre Paul Morin qui l'encourage à envoyer ses poèmes au [journal LeNationaliste. Reçu notaire en 1910, il va suivre des cours de chant à Paris, puis fait un bref séjour à Rome [...].
   De retour au Québec (1911), il exerce le notariat à Montréal. En 1913, à l'instigation de ses amis Paul Morin et Marcel Dugas, il publie un premier recueil de poésie, Le Coeur en exil, accueilli favorablement par la critique française et québécoise. Après la guerre de 1914, Le Nigog, La Revue moderne et L'Action [de Jules Fournierlui ouvrent leurs pages. En 1944, il devient critique littéraire au Devoir
   Sa poésie, deux recueils à vingt ans de distance, est sans équivalent à l'époque. Elle traite surtout de l'incompréhension et du rejet du poète par la société ; elle est dominée par l'inquiétude, marquée par l'angoisse de la solitude, mais elle aboutit à une sorte de paix dans la communion avec la nature. Les critiques ont souligné sa sensibilité, sa recherche des belles formes et des symboles, son culte de l'art. "Par la vigueur de la pensée, dit Louis Dantin, par le sens du mystère, par l'élan chaleureux, par l'éclat des images et la justesse des sons, les poèmes de René Chopin se marquent au cachet de la vraie poésie"».
 
(Source : Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, éditions Fides, 1989, p. 305). 

Le recueil d'où est tiré le poème La mort d'un hêtre.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir).
 

Décidace signée de la main de René Chopin dans
son recueil Dominantes.

(Collection Daniel Laprès ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir). 

Les deux recueils de René Chopin sont devenus
très difficiles à trouver. Par contre, on peut
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Les exotiques, préparée par Sylvain Campeau et
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